« Ça devient sérieux, Sruly. »

Je me réjouis, mais en même temps, mon cœur fit un bond

J’avais inconsciemment attendu cette conversation, alors que j’observais Shimmy, deux ans plus jeune que moi, mon allié le plus proche, revenir de ses rencontres avec les yeux pétillants et l’humeur au beau fixe. Il n’était pas tout jeune, mon cher frère, il approchait les 26 ans, donc faites le calcul et vous verrez l’âge que j’avais alors.

La majorité de nos frères et sœurs avaient facilement trouvé des Chiddoukhim, des conjoints en vue du mariage. Nos grandes sœurs s’étaient mariées sans problème dès l’âge de 20 ans. Notre frère Bentsion, le plus âgé de la bande, avait trouvé son âme sœur à l’âge respectable de 23 ans. Mais Shimmy et moi avions plus de mal. Aucun d’entre nous n’avait été une étoile dans nos Yéchivot respectives, bien que Shimmy ait étudié dans un Beth Hamidrach prestigieux, alors que j’avais suivi une autre voie en suivant un programme partageant mon temps entre le travail et l’étude pendant des années. Je pensais que ce n’était pas juste, ni pour moi, ni pour ma future femme, de chauffer les bancs de la Yéchiva pendant des années afin de pouvoir inscrire des superlatifs dans mon CV, tout en gaspillant mes forces et mon potentiel.

Je savais que je paierais un prix pour mon honnêteté, mais je n’imaginais pas qu’il serait aussi lourd.

Pendant ce temps, j’étudiais chaque matin, toute la matinée, avec un jeune homme qui travaillait sur un site de construction l’après-midi. J’utilisais mon cerveau avec bonheur et mon énergie productivement. Mon CV pour les Chiddoukhim avait été distribué à des dizaines de Chadkhanim (entremetteurs), mais mon téléphone restait silencieux.

Pas tout à fait silencieux, en réalité. J’avais beaucoup d’amis, me portais volontaire  dans diverses associations locales, dansais aux mariages, et passais de nombreuses après-midis à changer des pneus crevés pour l’association Chaveirim. J’étais occupé tout le temps avec des causes louables : conduire des patients atteints de cancer à leurs traitements, faire des courses à l’épicerie pour les personnes âgées, et servir bénévolement de grand frère à un jeune enfant en quête d’amitié.

Shimmy était encore à la Yéchiva à plein temps, attendant son âme sœur. Il ne recevait pas des tonnes de propositions  de mariages, mais un appel de temps en temps. Lorsque la grande sœur d’Esty Fein se fiança et qu’elle-même entra officiellement dans la danse (elle refusait de commencer le processus avant sa sœur), Shimmy se trouvait en haut de la liste. Mes parents firent des recherches, aimèrent les renseignements qu’on leur donna et donnèrent leur feu vert. La balle était dans le camp de Shimmy, à condition qu’il obtienne l’autorisation de son frère pour contourner l’ordre de naissance.

« Shimmy, tu sais que tu ne dois pas te faire de souci pour moi », lui dis-je, alors que nous étions dans la chambre que nous partagions, en mangeant des chips bien après minuit. La maison était silencieuse, ses autres habitants s’étaient retirés plusieurs heures auparavant. Il avait abordé le sujet avec hésitation, épluchant les croûtes formées sur une plaie ouverte.

« M’inquiéter pour toi ? C’est ce que je fais sans arrêt ces jours-ci », rit Shimmy, en m’envoyant une petite tape sur la tête. « Shimmy le combattant, à ton service. »

« Sérieux, je ne veux pas dire m’inquiéter dans le sens de savoir si j’ai brossé mes dents ce matin. C’est le boulot de maman. »

« Ouais, j’ai capté. Mais ce n’est pas super réjouissant de commencer à rencontrer des jeunes filles en vue du mariage alors que toi, tu es toujours en train d’attendre. »

« Ma vie a commencé il y a bien longtemps, Shim. Je suis épanoui et j’aime ce que je fais. Participer à ce programme jumelé d’étude et de travail était une bonne décision », ajoutai-je. « Je ne parle pas en termes de mariage. Je parle de ma vie, du fait de me sentir bien et d’utiliser mes forces pour aider les autres. Alors ne te fais pas trop de souci pour ton cher frère. Une jeune fille m’attend quelque part, et même chose pour toi. »

« Donc, tu ne seras pas vexé si je me fiance dans quelques semaines. »

« Ouah ! N’anticipe pas ! ». Je fouillai dans le sachet pour attraper une autre chips. « Tu ne l’as même pas encore rencontrée. Que diras-tu si elle a une verrue sur le nez ? Ou si elle veut s’installer à Tombouctou ? »

Shimmy haussa les épaules. « Très drôle, Sruly.  Je sais que rien n’est sûr, bien entendu. Mais je veux… enfin j’ai besoin de ta permission pour commencer le processus. »

« Tu l’as, Shim. Allez va dormir, une longue journée t’attend demain. »

Je discernai le soulagement dans le regard de Shimmy. Heureusement, il ne détecta pas le désespoir dans mon propre regard. Shimmy n’avait jamais rencontré de jeune fille, mais c’était le genre de garçon à se fiancer en un tournemain. Je le sentais.

Officiellement, j’étais enchanté que le Chiddoukh progresse rapidement, mais je mentirais si j’affirmais que c’était facile. Il était excessivement douloureux de guider Shimmy pendant la durée des rencontres, de l’entendre analyser ses doutes et hésitations, puis de le voir partir encore en rencontre, le rapprochant chaque jour du jour J. Puis vint l’appel que nous attendions tous, un mardi soir d’hiver. Shimmy avait loué une limousine et l’avait agrémentée d’un motif en forme de bague en diamant, pour faire sa proposition de mariage, soigneusement préparée.

« Elle a dit oui ! » hurla-t-il dans le téléphone quelques heures plus tard. « Mazal Tov Sruly, je suis ‘Hatan (fiancé) ! »

« Mazal Tov ! » m’écriai-je, riant et pleurant à la fois. Puis je partis me doucher et me raser. Je devais assister aux fiançailles et voulais avoir bonne allure.

J’avais à moitié attendu que les fiançailles de Shimmy apportent dans leur sillage de nouvelles occasions joyeuses, que les entremetteurs se rappellent de moi, mais rien. Six semaines plus tard, je dansais comme un fou au mariage de Shimmy puis lui fis un signe de la main lorsqu’il quitta la salle de mariage avec sa fiancée. Ils comptaient s’installer en Erets Israël une semaine après les Chéva Brakhot, laissant un vide immense dans ma vie. Nous avions toujours partagé la même chambre, étions dans les Yéchivot locales, et nous servions de l’un l’autre comme sac de boxe et caisse de résonance. Il me fallait désormais trouver un nouveau confident.

Quelques mois après l’installation de Shimmy et Esty à l’étranger, ce fut mon tour de les suivre. J’avais fini mon programme jumelé et on me proposa une bourse pour un programme israélien afin de devenir assistant social accrédité dans un environnement religieux pour hommes. J’avais toujours été intéressé à aider les autres à titre de profession, et cela me semblait une excellente opportunité.

A l’âge de 28 ans et demi, rien ne pouvait affecter tellement mon CV de mariage. Pourquoi gâcher mon potentiel en attendant que quelqu’un se souvienne de moi ?

Shimmy était enchanté de ma venue ; il m’avait promis de m’inviter à dîner au moins une fois par semaine, et voulait que je sois à leur table du Chabbath chaque semaine. Mais je ne voulais pas être intrusif lors de leur Chana Richona, la première année de mariage. Ils n’avaient pas besoin d’un célibataire trainant dans leur appartement minuscule.

Je gardai mes distances jusqu’à la naissance de leur adorable fille, Perri, née onze mois après leur mariage. Je devins l’oncle qui pouvait faire du babysitting sur demande, qui emmenait ma nièce à l’épicerie et au marché, et même au Kotel le vendredi.

Le temps passa, et je devins de plus en plus occupé avec ma formation, qui devenait de plus en plus intensive. J’étais désormais interne plusieurs heures par jour, et effectuai du travail social dans un environnement clinique, en plus de mes nombreux travaux écrits.

Je m’installais en Erets Israël, et revenais aux Etats-Unis une ou deux fois par an. Shimmy et Esti avaient désormais deux jeunes enfants. Shimmy était encore au Kollel, mais il avait pris un job de professeur particulier le soir, et Esty avait un petit jardin d’enfants à la maison, qu’elle fut contrainte de fermer à la naissance de leur troisième enfant, un prématuré. Pendant des mois après la naissance de mon neveu, je les aidai en prenant des gardes à l’hôpital ; je me réjouis lorsque le petit Shoua eut enfin sa Brit Mila.

Il me fallut du temps pour réaliser que Shoua allait bien certes, mais ses parents étaient soumis à d’énormes pressions. Le premier signal : je remarquai que les invitations à dîner avaient diminué.

Shimmy ne m’invitait presque plus le Chabbath.  Les rares fois où j’étais invité, je remarquai que les portions avaient diminué de taille, que le plat principal était composé d’ailes de poulet et de Kougel. Leur appartement était devenu trop petit pour eux depuis un bon moment, mais ils ne parlaient pas de déménager. Mais j’étais encore aveugle, un célibataire endurci qui n’a jamais eu de problèmes d’argent. Lorsque Shimmy m’annonça qu’ils ne voyageraient pas pour Pessa’h chez nos parents, je l’attribuais à la difficulté de voyager avec de jeunes enfants.

Leur situation m’apparut clairement un jeudi soir, quelques jours avant Pourim. Je me sentais seul et appelai mon frère. Les années précédentes, j’aimais passer le jeudi soir pour aider Shimmy à éplucher des pommes de terre pour le Kougel ou jouer avec les enfants pendant que ma belle-sœur  préparait la maison pour Chabbath.

« Salut ! » La voix de Shimmy semblait retenue, comme s’il se trouvait à des milliers de kilomètres de là.

« Salut mon frère. Alors, quoi de  neuf ? Ça fait longtemps que tu ne m’as pas donné de nouvelles. »

« Tout pareil, grâce à D.ieu. Je peux t’aider ? »

« C’est ce que je voulais te demander, tu m’as volé les mots de ma bouche. Tu as besoin d’aide pour éplucher des pommes de terre ou pour faire la serpillère ? Les enfants veulent-ils que je les porte sur le dos ? Je pensais passer vous dire un petit bonjour. »

Shimmy soupira. « Regarde, ce n’est pas le meilleur moment maintenant. Désolé. »

Je fus immédiatement gêné. « Que D.ieu préserve, je ne voulais pas être intrusif, je sais que le jeudi soir est une soirée bien prise pour la majorité des gens, alors je pensais t’aider avec les préparatifs du Chabbath. »

« Il n’y a pas de préparatifs de Chabbath cette semaine », déclara Shimmy d’une voix désespérée que je ne lui connaissais pas.  « C’est bientôt Pourim, donc Vénahafokh Hou, les choses sont inversées »

« Ah, ah. Vous partez ? » Ils n’avaient pas de famille en Israël, dont ça paraissait improbable.

« Nous restons à la maison, mais sans nourriture de Chabbath. Je suis grillé à l’épicerie, ils ne m’accordent plus de crédit, et Supersol ne me laisse plus faire mes courses avant que je paie mes dettes. Cette semaine, nous mangerons des sardines et des crackers. »

J’eus l’impression qu’on me donnait un coup de poing.

« Shimmy ! » m’écriai-je. « Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? »

« Ce n’est pas ton problème », me répondit-il. « Tu as tes propres problèmes. Je ne voulais pas t’alourdir avec les miens. »

« Shim, c’est totalement insensé. Je suis ton frère, pas un étranger ! Et il se trouve que j’ai plein d’argent disponible, car mes dépenses frisent le zéro. Je dors encore à l’internat, je ne mange pas grand-chose, l’école est gratuite. Pourquoi mon argent devrait-il dormir à la banque alors que tes enfants ont faim ? »

« Ce n’est pas ton problème ! » répéta-t-il, mais je sentis qu’il faiblissait.

« Je viens immédiatement te chercher », lui dis-je, attrapant mon chapeau et ma veste. « On va faire les courses. Et tu peux emmener les enfants avec. On va leur faire passer du bon temps, cela permettra à ta femme de respirer. »

Vingt minutes plus tard, je frappai à leur porte. Shimmy m’attendait, les enfants étaient aussi prêts. Nous ne parlâmes pas beaucoup en attendant l’autobus qui devait nous conduire au supermarché Rami Lévy, l’un des plus grands de la ville. Les allées étaient remplies de clients, mais ce chaos ne me dérangeait pas. J’étais chargé d’une mission, alors que je poussais un chariot rempli d’adorables enfants à côté de Shimmy, qui lui-même poussait un autre chariot débordant d’articles d’épicerie. A chaque fois qu’il hésitait devant des articles, je tendais la main pour en attraper plusieurs boites que je jetai dans son chariot.

« C’est trop », protesta Shimmy alors que je déposais une énorme boite d’oreilles d’Haman dans son chariot. Nous avions déjà fait un stock de produits lactés, de produits ménagers, de boissons et d’aliments de base comme la farine et le sucre. « Tu ne peux pas acheter tout le magasin. »

« Ne me cherche pas », répondis-je. « Nous ne partons pas d’ici avant d’avoir vidé les étagères. »

Quarante-huit minutes plus tard, nous faisions la queue à la caisse, attendant que les autres clients paient leurs achats. Les clients nous observaient curieusement avant que ce soit enfin notre tour.

« Dis-leur que tu as une école », murmurai-je à Shimmy alors que nous placions toutes les courses sur le tapis roulant. Il me donna un petit coup de coude.

La facture s’éleva à 5000 shékels, y compris 25 shékels pour la livraison, que Shimmy estimait du pur gâchis. Honnêtement je n’avais pas la force de porter des sachets dans l’autobus, et un taxi reviendrait plus cher.

Ce soir-là, Shimmy et moi passâmes des heures dans la cuisine à ranger la nourriture et à mijoter de bons petits plats. Esty, ma belle-sœur, était partie au mariage d’une amie proche. « C’est grâce à toi qu’elle y est allée », m’avoua Shimmy.

« Grâce à moi ? » Je pensais qu’il avait perdu l’esprit.

« Ouais. Cette…notre situation financière était si terrible dernièrement, cela l’a vraiment affectée. Elle a dû arrêter de travailler, nos enfants avaient besoin d’elle, et elle n’a pas trouvé d’autre boulot. Nous avons pensé à repartir aux Etats-Unis, mais il faut aussi de l’argent pour ça. Les billets, les passeports, trouver un appartement…voilà quoi. Et ce soir, sa meilleure amie se mariait enfin, mais elle refusa d’y aller. Elle dit qu’elle n’avait rien à se mettre, qu’elle n’avait pas fait arranger sa perruque depuis des mois, et surtout, elle était déprimée au point que cela importunerait son amie.

« J’ai essayé de la convaincre, mais tous mes arguments ne servirent à rien. Puis, lorsque la nourriture arriva, c’était une vraie délivrance. Esty commença à rire et à pleurer en même temps, puis elle s’habilla pour le mariage. Tu vois, tu ne nous as pas seulement donné de la nourriture pour Chabbath et pour le repas de Pourim. Tu nous as donné de l’espoir, et ce n’est pas rien. »

Ce n’était que le début de l’histoire. Car au moment de la cérémonie de mariage qu’elle avait failli manquer, Esty remarqua une jeune fille qui pleurait dans un coin. Sa curiosité piquée, elle s’approcha d’elle et lui demanda son nom.

En bref, la fille s’appelle Ayélet, c’est une merveilleuse jeune femme qui vient d’avoir trente ans, et c’est mon âme sœur. Nous nous sommes rencontrés la première fois à Chouchane Pourim et nous sommes fiancés le jour de la Bédikat ‘Hamets, la veille de Pessa’h.

Ayélet et moi avons récemment célébré notre premier anniversaire de mariage, avec notre adorable fils, Na’hman. Son oncle et tante préférés sont bien sûr Shimmy et Esti, qui ont fait le Chiddoukh du début jusqu’à la belle fin. Nous continuons à les aider avec leur facture hebdomadaire du supermarché, ce qui constitue un grand privilège pour nous.

Je me demande parfois comment les choses auraient tourné si j’avais ignoré la douleur de mon frère, le laissant gérer ses propres problèmes tandis que je nourrissais ma douleur personnelle. Mon frère serait toujours en train d’étouffer financièrement, et je serais seul, observant les années passer. En ouvrant mon cœur à mon frère souffrant, j’ai permis à une bénédiction infinie d’entrer dans ma vie.