Sur les huit milliards d’êtres humains peuplant la planète Terre, 14 millions ont un mode de vie radicalement différent des autres, ou tout du moins devraient l’avoir… Il s’agit des Juifs.
Originaire d’un peuple à l’histoire rocambolesque et au destin singulier, le Juif se différencie du reste du monde principalement par son corpus de lois légiférant les moindres de ses faits et gestes. Depuis l’aube, jusqu’au coucher, de sa naissance jusqu’à sa mort, la Torah réglemente toutes ses actions. Elle redéfinit la réalité par des objectifs spirituels qui expriment la volonté du Créateur. Réaliser ou non la volonté de D.ieu devient alors la vocation première de l’israélite, et ainsi en fut-il depuis le don de la Torah à travers les générations.
Toutefois, à une époque où l’avancée dans le domaine du bien-être connaît un essor sans précédent, le plaisir devenu une religion sacralisée, la Torah et ses exigences parfois lourdes en conséquences aurait de moins en moins le vent en poupe. Le martelage médiatique sur l’expression de soi, la liberté et le bonheur ont eu raison de ceux qui ont perçu la Torah comme une doctrine pénible et étrangère au bien-être de l’homme. Pourtant, la Torah, dans son plaidoyer, clame qu’elle n’a été donnée aux hommes uniquement dans le but de les rendre heureux.
« Ce que l'Éternel, ton D.ieu, te demande uniquement, c'est de révérer l'Éternel, ton D.ieu, de suivre Ses voies en tout… pour devenir heureux. » (Deutéronome 10, 12-13).
Le bonheur ou le plaisir ?
Comment se fait-il que la Torah n’ait pas rendu heureux tous ceux qui ont suivi sa voie ?
Tâchons de comprendre l’intention de la Torah lorsqu’elle nous parle du bonheur, et celle de ceux qui ne l’ont pas trouvé en elle.
Commençons par ceux qui n’ont pas trouvé leur bonheur dans la Torah. Quelle peut bien en être la raison ? Il suffit de tendre l’oreille pour entendre la résonance de leur plainte : trop de contraintes, des interdits, un coût, des efforts etc. En bref, une limitation significative de la liberté individuelle. Il y a certainement d’autres raisons mais celles-ci sont les arguments les plus répandus.
Ont-ils commis une erreur d’appréciation ? Absolument pas. La Torah implique bel et bien des contraintes et limite assurément considérablement la liberté du Juif ; cependant, si l’erreur n’est pas dans l’appréciation, elle l’est dans le jugement.
En effet, si le bonheur rime avec l’assouvissement des désirs, l’exaltation du plaisir ou encore l’émancipation des mœurs, la Torah n’est effectivement pas la bonne adresse, mais cette définition du bonheur non plus. Le bonheur a de tout temps été apparenté par les philosophes à un état de satisfaction complète caractérisé par sa durabilité, une sorte de sérénité parfaite. Kant disait du bonheur qu’il est la « satisfaction de toutes nos inclinaisons » (Critique de la raison pratique). Le désir, quant à lui, est dominé en essence par la recherche inlassable de son assouvissement.
L’étymologie du mot « Tov », cité dans le verset, n’est pas « bon » comme le veut la traduction courante mais « complet » ou « harmonieux », la Torah ne promet pas à l’homme qu’elle lui permettra d’exaucer tous ses désirs, elle lui promet qu’il saura être heureux, paisible et serein.
Des efforts indispensables
Et si les nombreuses injonctions de la Torah semblent être un frein au bonheur, elles constituent en réalité son édifice. Car pour parvenir à un état de satisfaction durable, il faut dans un premier temps façonner sa personnalité - harmoniser son psyché, élever son niveau d’estime de soi, créer des occurrences de satisfaction par la réussite d’examens adaptés etc. Puis proposer à l’homme un sens plus élevé que celui de la poursuite des plaisirs éphémères de ce bas monde, un logos transcendant tous ses actes, les inscrivant dans le creuset même de l’existence et les rendant du même coup immortels.
Ce projet de grande envergure débute dès la naissance et ne cesse d’élever le Juif vers des horizons d’élévation spirituelle et morale. Le juif est ainsi en avancée perpétuelle, c’est pour cela que la Halakha – la loi juive – a la même racine que le mot « Alikha » qui signifie « Avancée » en hébreu.
Jetons un œil à ce système remarquable mis en œuvre par la Torah pour bâtir la personnalité du Juif et par là-même son monde intérieur.
En toute première instance, il y a ce sentiment de remplir son devoir, d’être en adéquation avec ses croyances et l’exigence du Créateur. La sensation de faire partie des intimes de D.ieu et d’être en perpétuelle connexion avec un au-delà rassurant.
Viennent ensuite les commandements qui renvoient jour après jour la personne à un réexamen de sa valeur personnelle, à son niveau de morale. « Pourquoi je n’arrive pas à pardonner ? », « Ai-je donc tellement de mal à faire la charité ? », « Suis-je vraiment content de l’arrivée du Chabbath ? », « C’est tellement dur de garder sa bouche ! »
Sans nécessairement se verbaliser, ces interrogations sur notre tempérament nous parviennent du reflet de nos agissements, des résonances de nos cœurs. Il est ensuite question de courage et d’honnêteté pour se corriger, se parfaire. Une fois empruntée, cette trajectoire de vie est encouragée par les commandements eux-mêmes qui s'occuperont d’aligner les inclinaisons du cœur à leurs exigences. Le cercle vertueux est mis en place. Plus on donne, plus on a l’envie de donner, plus on respecte, plus on a envie de respecter ; comme le disait Ramha’l : « C’est d’après les actes que les cœurs vont » (Messilat Yécharim).
Une fois cette dynamique adoptée, le Juif en retire satisfaction et contentement, il salue son évolution, rend compte de son changement. Autrefois, il avait du mal à aider, respecter, donner. Dire la vérité n’était qu’une option, manipuler un art, l’amour pour l’autre une utopie.
Les actes les plus durs à réaliser sont finalement les plus méritoires, n’en déplaise aux détracteurs, la nature est ainsi faite.
S’ajoute à cela une prise de conscience journalière par son étude des textes saints qui lui rappelle que ce monde n’est que vanité, fait de plaisirs éphémères. L’étude de la Torah le détourne peu à peu de la poursuite du matériel comme but en soi, il se concentre sur l’essentiel, il tâche de remplacer l’avoir par l’être.
S’aimer pour sa progression
L’estime qu’il a pour soi grandit, mais cette fois pour les bonnes raisons : il se considère comme quelqu’un de bien. La spirale vertueuse du perfectionnement l’a conquis, il se plaît à s’affiner, se cultiver, à vivre en osmose avec les lois de la Torah devenue sa source de bien-être. Leibniz n’a-t-il pas déclaré « Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer, mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections » (La Monadologie).
Et toute sa vie durant, le Juif brave ainsi des milliards de petites épreuves quotidiennes qui le rendent plus fort, plus fier. Du réveil difficile le matin pour la prière, à la longue attente entre la viande et le lait, en passant par la retenue face à une médisance de choix, le Juif sublime sa nature qu’il s'entraîne à maîtriser au travers d’un programme adapté et divinement pensé.
Le résultat ? Un sentiment de profondeur dans l’existence, une authentique satisfaction de soi ainsi qu’une parfaite maîtrise de l'inclinaison de ses instincts. La voie sacrée vers un bonheur durable et réel, c’est cela l’engagement de la Torah.