Je finis pour la troisième fois le livre de Pearl Benich, « Le souffle qui a vaincu le Dragon », et il semble bien que je vais le lire une quatrième fois, laissant juste assez de temps entre chaque lecture pour être à nouveau émerveillée, époustouflée par ces jeunes filles du séminaire « Beth Ya’acov » de Cracovie qui ont vaincu le Dragon. Sans armes, sans épées, sans formules magiques : avec une foi indéfectible dans leur cœur.
Le mot courage est trop faible pour les définir, et celui de témérité ne convient pas, car il entend de l’insouciance dans la prise de risques. Elles, elles savent qu’elles mettent en danger leur vie pour en sauver d’autres, et le font en toute connaissance de cause.
Dans cette période de l’histoire du peuple juif, la plus dramatique peut-être, elles sont une bande de 10 jeunes filles, inséparables, de 17 à 22 ans, issues de familles orthodoxes, éduquées au Beth Ya’acov de Cracovie - « l’original », celui où Madame Sarah Schnierer en personne enseignait -, qui vont passer toutes les affres de la Shoah et ne jamais fléchir. Elles vont perdre toute leur famille, voir l’horreur, attraper le typhus, être envahies de poux, attendre leur tour aux chambres à gaz, pour voir l’eau finalement couler des douches, et pourtant, elles continueront dans l’enfer à prôner le bien, et à croire en sa suprématie.
Tsila Orléan, une d’elles, décrite à merveille dans le livre, légèrement plus âgée que ses camarades, est déjà enseignante lorsque la guerre éclate. Elle est brillante, parle couramment l’allemand, et les nazis ne s’y trompent pas quand ils la désignent à son entrée à Auschwitz pour être l'infirmière principale de « l’hôpital ». Ce genre de poste privilégié était fui, car il sous-entendait une étroite collaboration avec le Satan, sous les traits du tristement célèbre Dr Mengele ; il entrait à l’infirmerie régulièrement pour y cueillir ses prochaines victimes : les plus malades, les plus faibles et les condamnés.
Tsila savait, en acceptant ce poste, qu’elle jouait très serré. Mais elle ne pouvait pas refuser : car c’est par ce genre d’emploi qu’on peut agir et sauver. Accompagnée de son inséparable amie, Tili, surnommée l’ange blanc d’Auschwitz - elle aussi, une émule du Beth Ya’acov -, elles ont là, 24 heures sur 24, l’occasion de mettre en pratique dans ces ténèbres, les enseignements de vie, de bien, de ‘Hessed dans lesquels elles ont grandi.
Tsila est la seule internée que personne dans le camp n’appelle par son matricule, mais par son nom de famille : Orléan. Même les nazis s’inclinent et ne réussissent pas à la réduire au numéro tatoué sur son bras.
Comme les Yokhévèd et Myriam de la Bible, qui vont sciemment outrepasser l’ordre de Pharaon - il les avait désignées pour accoucher les femmes des Hébreux et supprimer les nouveau-nés mâles dès leur naissance -, Tsila et Tili utilisent leur position pour sauver le plus possible d’internés.
Tsila réussira même l’impossible. « Une cargaison » de dizaines de femmes attendent la mort dans le bloc 25. C’est le bloc duquel on ne sort pas. L’antichambre de la mort. Les nazis attendent, pour faire marcher les fours, un certain quota, et les malheureuses sont entassées là en attendant leur fin.
Elles ont été triées personnellement par Mengele, et Tsila a besoin d’un miracle pour les sortir de là. Fine et suprêmement intelligente, elle attend un signe pour agir.
L’occasion va se présenter en la personne d’un gradé allemand, médecin, qui fait les 100 pas devant le bloc ; Tsila l’observe depuis l’infirmerie. Elle sort sous la pluie battante à sa rencontre et s’adresse à lui : « Oberscharführer, par erreur, des femmes se trouvent enfermées ici alors qu’elles sont bien portantes. Permettez-moi de les libérer. » L’homme refuse, se met en colère, mais elle perçoit chez lui une nuance : il s’adresse à elle à la troisième personne, la forme polie, “Sie” en allemand, et semble plus dérangé par sa conscience que par les insistances de la jeune femme. Par trois fois, elle vient le trouver et insiste. Il la rejette. De loin, la doctoresse de l’hôpital les aperçoit. Tsila, un peu plus tard, croisera la doctoresse et lui fera croire que sa discussion avec le gradé portait sur la libération des femmes et que celui-ci avait déjà donné son accord. Elle osera même dire à la femme qu’on n’attend plus que sa signature pour les libérer ; elle est d’une audace folle, et invente tout, de toutes pièces. Mais ça marche. Car la Providence est avec elle. La doctoresse signe un avis de libération, et si déjà, alors Tsila ajoute des noms et encore des noms, plus toutes celles qui n’ont pas encore été tatouées et peuvent plus facilement être retirées du bloc. Sous le nez des démons, elle organise un sauvetage d’une audace folle et réussit.
Comme elle fait sans cesse le bien autour d’elle, tout le monde lui doit une bonté, et elle peut ainsi, avec une relative facilité, soudoyer untel pour fermer les yeux, et utiliser ses « relations » pour sauver des cas désespérés. Ainsi, elle sait à l’avance quand le diable doit venir à l’infirmerie pour prendre son quota de victimes. Elle renvoie alors vite ceux qui tiennent sur leurs jambes à leur baraquement et à l’appel ; elle cache les plus malades dans son box, sous son lit et celui de Tili, et quand Mengele arrive, il s’étonne que l’infirmerie soit à moitié vide. Elle répond innocemment : « Mais tout le monde allait mieux. Je les ai libérés ! » Et le diable se retire…
Les actes de courage accomplis par ces filles sont à la hauteur des actes de ‘Hessed incroyables qu’elles arrivent à effectuer.
Elles peuvent rendre le bien pour le mal, et même offrir une demi miche de pain à un homme qui les a inscrites dans la liste des prochaines déportées vers l’est, et qui, en fin de compte, se retrouve lui-même sur la liste noire ; dans les conditions atroces dans lesquelles elles se trouvent, ces actes dépassent la bravoure, on est dans l’incroyable, dans l’être juif par excellence, dans le bien personnifié. L’une d’elles, Rivka Horowitz, peut prêter à tout son baraquement - presque 1000 femmes - l’objet le plus précieux du camp : un peigne fin contre les poux. Le prêter, c’est littéralement sauver des vies, car ce sont ces bêtes qui transmettent le typhus. Elle n’hésite pas, même si elle risque de ne jamais revoir le peigne, ou certainement pas dans l’état dans lequel elle l’a donné…
Avant leur déportation, encore à Cracovie, elles ont pu oser entrer dans le quartier général de la Gestapo et demander un rendez-vous avec l’officier supérieur pour qu’il libère une de leurs amies. Il entrera dans une rage folle devant leur effronterie, mais elles sauront intelligemment le prendre par les sentiments, l’appeler du dénominateur flatteur de « Herr Doktor » pour l’amadouer, faire appel à ses sentiments d’« humanité » et de « grandeur d’âme », et il finira par libérer la jeune fille.
On reste ébahi par tant d’audace.
À la fois les pieds sur terre, et comprenant parfaitement comment utiliser chaque opportunité avec sang-froid et une rapidité d’action déconcertante, elles sont également d’une stature spirituelle phénoménale, dénuées d’égo ou de calculs petits, la force de leur foi les tirant vers des sommets inégalés.
Pearl Benich, l’auteur, qui a atteint 100 ans et a fondé une famille juive exemplaire dans la continuation des valeurs de ses parents assassinés en 1941, a consacré la moitié de sa vie à apporter son témoignage au grand public, dans les écoles et par des conférences. Lors d’une interview à “Aich Hatorah”, elle dit :
« Même si j’avais pu effacer les souvenirs traumatisants de la Shoah de ma mémoire, je ne l’aurais pas fait ; j’ai appris énormément à cette “université” de la souffrance ; j’ai grandi de cette expérience et je ne veux pas l’oublier. Je veux raconter à mes enfants et aux générations futures ce qu’est un homme, comment il peut tomber dans les abîmes du mal, et comment il peut s’élever à des hauteurs morales et spirituelles insoupçonnées, plus haut qu’un ange. »
Astres scintillants dans une nuit d’encre, ces héroïnes du Beth Ya’acov nous inspirent et nous attirent par leur noblesse et leur force. Elles ont su garder leurs repères dans une époque où le Mal avait pris possession des lieux.
Elles nous enseignent qu’on peut vaincre le Dragon, et, reliés au Bien par une foi parfaite, s’élever plus haut que les étoiles.