Parmi les termes les plus galvaudés du 20ème siècle, élimés au coude à force d’avoir été employés, le mot “Bonheur” occupe une place de choix, talonné de près par “Amour”, qui avec l’arrivée de la révolution industrielle, des congés payés et donc du temps libre, ont vu leur popularité exploser, alors que parallèlement, leur définition se brouillait. 

Le terme ”Amour”, qui jusqu’au dix-septième siècle était principalement l’apanage du jargon religieux et théologique, est devenu au 19ème, capturé par la littérature romanesque, un must, bientôt étalé sur tous les supports culturels et commerciaux, parce que découvert comme hautement “vendeur”. 

L’industrie cinématographique n’a pas été en reste.

L’Amour du prochain, de la Divinité, de sa femme (celle avec laquelle on est marié !) a glissé subrepticement vers une autre facette du mot, passionnel - ou platonique - cette fois, qui rime avec “toujours”, qui joue avec les limites et les sentiments, nous obsède, nous poursuit, comme le “Padam” de Piaf.

Bonheur emprunté

Quant au bonheur, nos tentatives de le saisir, d’en “avoir aussi”, comme les autres, l’a réduit au statut de produit. 

Épié, analysé, disséqué, le bonheur ne veut plus rien dire.

Braquer une caméra de surveillance qui tournerait en boucle pour le guetter, le dévisager, suivre ses traces serait la meilleure façon de le faire disparaître.

Le vrai, il coule de source, ne demande pas un effort de réflexion, contrairement à ce qu’en pense l’Occident, qui veut le « concevoir » à tout prix. 

Le bonheur n’a rien à voir avec l’intellect, c'est un vécu, et en cela, il est bien plus proche de l’Orient, qui sait le laisser vivre sans lui forcer la main et qui, paisible, quelques brindilles de jasmin odorant derrière l’oreille, devant un coucher de soleil, l’invite à sa terrasse.

D’ailleurs, si vous avez remarqué, l’Occident lorsqu’il parle de bonheur, doit s'agripper à sa feuille de discours et mettre ses lunettes de presbyte pour lire ses notes.

“Bonheur”, on air…

Par contre, si vous demandez à un oriental, ce qu’est le bonheur, il sera d’abord étonné de la question. 

Est-ce qu’on définit un état ? 

On le vit. C’est si simple.

Puis, au mieux, il vous racontera une histoire, une anecdote, une ambiance, quelque chose de l’odeur de la cuisine de sa grand-mère, d’un jour de plage en famille. 

“Bonheur”, on air…

Sa description en aucune manière ne ressemblera à celle du « blond », pour lequel le bonheur est encore une gageure, une recette, qui sans tels ou tels ingrédients, est ratée.

Dans nos Textes

Le bonheur vrai et total, que Dieu réservait à l’Homme, Son chef-d'œuvre, n’a malheureusement pas duré longtemps. 

Entre la création d’Eve issue d’un “côté” (ou d’une côte) d’Adam, et l’apparition du Serpent originel qui entre en conversation avec elle, il n’y a qu’un seul verset :

Et ils étaient tous les deux nus, Adam et sa femme, et ils n’avaient pas honte.” (Béréchit 2;25)

Un seul verset et quelques (trop) petites heures pour profiter de l’Eden, se balader ensemble dans ce Jardin taillé sur mesure par D.ieu, pour ce couple béni.

“Bonheur”, on air…

Mais c'est bien là, compressé dans ces 7 mots, que se trouve le secret du bonheur : 

“Ils étaient nus et n’avaient pas honte.”

Posséder l’intelligence d'Einstein à la puissance 100, tout en restant innocents comme un enfant, c'était cela “l'état de grâce” dans lequel Adam et Ève baignaient.

N’ayant pas encore mangé de l’Arbre de la Connaissance, ils ignoraient tout des maladies de l'âme et de l’esprit, que l’absorption du fruit allait entraîner. 

L’art de nommer juste…

Adam, avant la faute, était apte à nommer toute chose, grâce à son intelligence, claire et inaltérée, qui permettait de saisir avec une extrême justesse la substance d’un objet.

Le premier Homme pouvait capter spontanément la nature d’une créature. Par exemple, il savait appeler un cheval, “Souss de la racine Sass, fougueux, impétueux, percevant que c’était là, la caractéristique déterminante de cet animal, et ainsi pour toutes les bêtes que D.ieu fit défiler devant lui. 

“Bonheur”, on air…

Adam, de même, sut immédiatement nommer sa femme “Icha”, comprenant à quel point elle était sa jumelle, sa dérivée, faite des mêmes matériaux que lui. 

L’entrave à un bonheur vrai, constant, fut donc cette malheureuse plus-value de Connaissance du Bien et du Mal, cet appendice d’intellect hypertrophié que l’homme allait greffer sur son esprit, et qui allait dorénavant déformer sa préhension de la réalité. 

Cynisme, sarcasmes, calculs, interprétations, anticipations, tentatives de prévisions dans tous les domaines, estimations, allaient mettre en péril la notion de Bonheur.

Vous avez dit “Ocher” ? 

On ne trouve le mot Ocher - bonheur en hébreu - qu’une seule fois dans la Torah, dans la bouche de Léa, à la naissance du deuxième enfant de Zilpa, sa servante. (Vayetsé 30;13)

Ocher vient de a-ch-r, -“א -ש- ר”- qui veut dire autorisation, permission. Alors quel rapport entre le bonheur et une “validation” ? 

“Bonheur”, on air…

Tout simplement parce que le bonheur va habiter un individu, qui est reconnu pour ce qu’il est, qui reçoit l’approbation de sa personne, la légitimité et la dignité d’être lui-même.

Le bonheur est la conséquence directe de cette re-connaissance de soi et certainement pas de l'amoncellement de Connaissances. 

La différence est de taille, même si les mots se côtoient.

D’ailleurs, tout parent qui donne à son enfant un aval maximal à ce qu’il est, l’accepte et ne s’occupe, avec doigté, que de canaliser sa vitalité, lui aura donné les meilleures fondations possibles pour devenir un homme.

Et entre les époux ? Admettre l’autre n’est-il pas le mot clef de toute vie commune possible et harmonieuse ?  

Détournement d’intention…

Rachi dit en parlant du couple avant la faute : “Leurs membres étaient égaux, mains, jambes, organes reproducteurs, chacun créé pour un but particulier.”

Ils ne savaient pas ce que honte voulait dire, et la pudeur n’était pas nécessaire, puisqu’aucun chablon, aucun dictat, aucun œil critique n’était encore venu se poser sur eux, pour donner son malicieux (et savant) avis sur le fonctionnement de chacun. 

Leur parfaite innocence se modulait avec l'extrême propreté de leurs intentions.

On est quand même très loin du “Calme, Luxe et Volupté” de l’Occident, et des dépliants du Club Med.  


Le Bonheur s’obtiendrait-il en taillant les folles ramifications de notre esprit, qui, depuis ce fameux vendredi de la nuit des temps, se sont dispersées, et nous ont déconnectés de la sève de l’arbre de la Vie ? 

Il semble que oui.

“Bonheur”, on air…

Faire taire nos opinions, nos conceptions, nos doctes avis sur tout, nous permettrait de vivre un peu plus intensément l’instant présent, et débarrassés des bruits de fond, de saisir la beauté de notre quotidien.

Une fois cet intellect défriché, on pourra mieux distinguer combien nous sommes voulus, agréés, acceptés par le Très-Haut, qui nous aime, dans notre intégralité, trésors et abîmes confondus. 

Complètement “légitimes”, on pourra alors enfin toucher le Bonheur, avec nos vrais matériaux, et pas avec un “moi” fantasque, bouffi de piété, croulant sous la culpabilité ou déformé par une fausse appréciation de ce que l’on est.

Ceci en attendant les Grands Jours de Consolation et de Réconfort. 

Qu’ils viennent très vite. Amen.