Spiritualité rime-t-elle avec bien-être ? La Torah se soucie-t-elle de notre équilibre ?
A priori, vu de l’extérieur, la Torah est une source d’obligations, de devoirs, voire même des contraintes dans certains cas. Pour se détendre un peu, il faut être prêt à faire face à sa conscience, à lutter contre sa culpabilité. Et puis, il y a le regard de l’autre aussi. Peut-on se permettre un week-end à Deauville ou un bon petit sushi ?
Mais la Torah prône-t-elle réellement l’ascétisme ?
Menons notre petite enquête.
La Guémara, dans le traité Nédarim (page 10), dit que « Tout celui qui prend sur lui de devenir Nazir (ascète) est appelé fauteur », ou encore dans Taanit (page 11) « Chmouel dit : ’’ Tout celui qui prend sur lui un jeûne est appelé fauteur ’’ ». La Guémara explique que ces personnes ont fauté vis-à-vis de leur propre âme en la flagellant.
Le Rambam, dans le Michné Torah (Hilkhot Déot chapitre 3, 1), écrit à ce propos : « Un homme pourrait en venir à dire : puisque la jalousie, les plaisirs et les honneurs ainsi que les autres instincts naturels sont néfastes et évincent l’homme du monde, je m’en séparerai au plus haut point, jusqu’à l’extrême. Je ne mangerai plus de viande, je ne boirai plus de vin, je n’épouserai pas de femme, je n’habiterai pas une belle maison, je ne me vêtirai pas non plus de beaux habits, mais je porterai un châle rugueux et des habits de la sorte, comme ces idolâtres qui deviennent moines. Cela aussi est un mauvais chemin et il est interdit de l’emprunter, celui qui s’y aventurerait serait appelé fauteur… ». La Torah ne voit donc pas les extrêmes d’un très bon œil.
Qu’en est-il des petits plaisirs de la vie… ceux dont l’homme a besoin pour son équilibre ?
L’un des Sages les plus cités dans le Talmud est sans doute Rava : il n’y a pas quatre pages dans le Talmud sans que son nom n’apparaisse. Il traite de tous les sujets avec son fidèle compagnon d’étude Abayé. Rava attribue ses extraordinaires capacités intellectuelles aux parfumeries et au bon vin. Il dit sur lui-même : « les parfumeries et le bon vin m’ont rendu intelligent » (Sanhédrin page 70, Horayot page 13, Yoma page 76).
Rava n’est certainement pas le seul Sage à se soucier de son bien-être. Rabbi Yéhouda Hanassi, l’auteur de la Michna, allait aux bains chauds de sa ville et s’enduisait ensuite d’huile comme le rapporte la Guémara dans le traité Chabbath (page 40). La maman de Rabbi ‘Hanina le rinçait à l’eau chaude avant de l’enduire d’huile ; il disait dans ses vieux jours que ces pratiques qui lui conférèrent sa vigueur (‘Houlin page 24)... Les exemples sont nombreux, témoignant que les Sages prenaient grandement soin d’eux. Le Talmud de Jérusalem, au traité Kidouchine (fin du quatrième chapitre), va même plus loin lorsqu’il dit "Qu'un homme sera réprimandé pour toute chose que son œil a vu et dont il n'a pas tiré profit" ! Cela signifie qu’il existe de nombreux plaisirs autorisés et que s’en abstenir par fausse dévotion relève plus de l’hérésie que de la piété.
Mis à part le fait que la Torah encourage l’homme au bien-être physique, elle l’enjoint également à se soucier de son hygiène mentale. Elle définit l’apport fondamental de l’esprit dans la santé d’un homme lorsqu’elle dit : « Un esprit viril sait supporter la maladie ; mais un esprit abattu, qui le soutiendra? » (Proverbes 18, 14) Le Malbim, grand commentateur du 19e siècle, explique sur place que l’esprit est capable de supporter le corps, au point que même si le corps est atteint d’une maladie grave, la vigueur de son esprit peut donner au corps la force de supporter son mal, et dans certains cas même de le guérir.
Ainsi, la Torah met un point d’honneur à s’occuper du bien-être physiologique de l’homme en lui donnant toutes sortes de conseils, liés à son bien-être psychologique. Par exemple, le secret de la psychanalyse Freudienne se lit entre les lignes du Talmud, lorsque celui-ci recommande à l’homme de raconter ses soucis à un ami pour s’en débarrasser (Yoma page 75) ou encore lorsqu’elle lui révèle le fameux proverbe d’Albert Jacquard : « L’oisiveté est mère de tous les vices », le mettant en garde des travers nocifs de l’inactivité pour son psyché (Ketouvot 59). Elle donne même à l’homme les conseils nécessaires pour avoir un mental fort et confiant, en déclarant : « Trois choses amplifient l’esprit de l’homme : une belle maison, une belle femme et des beaux habits » (Brakhot page 57).
Il va sans dire que les Sages du Talmud respectaient scrupuleusement les interdits de la Torah, et les plaisirs auxquels ils s’adonnaient pour les besoins de leurs conforts personnels, n’entravaient pas le moins du monde la Halakha. Sans quoi ils ne seraient pas éligibles au statut de Sage d’Israël. D’ailleurs, il n’est nullement besoin de chercher les divertissements dans l’interdit, puisque comme le dit le Talmud dans ‘Houlin (page 109) : « Tout ce que Hachem nous interdit dans Sa Torah, Il nous permet son équivalent » au point que la Guémara nous apprend même que la cervelle du poisson Cachère nommé Chibouta a exactement le même goût que le cochon… Avis aux amateurs !
Vu comme ça, la Torah à l’air d’être hédoniste. Tout est permis, l'exacerbation des plaisirs matériels, la luxure, le clinquant. Le tout dans le cadre de la Halakha bien entendu !
Pourtant, il y a d’autres sources qui placent le curseur des plaisirs de l’autre côté du cadran. « Soyez saints ! Car je suis saint, moi l'Éternel, votre Dieu » (Lévitiques 19, 2), dit le verset.
Et le Ramban d’expliquer : « […] l’injonction vient du fait que la Torah a défendu les relations interdites ainsi que certains aliments, mais elle a permis les relations d’un homme avec sa femme, la viande et le vin ; par conséquent, l’hédoniste pourrait en arriver à la dépravation avec sa femme, et à la délectation des bons vins et des mets délicieux, ne retenant point sa bouche des pires bassesses prétextant que ce n’est pas interdit par la Torah. Cet homme-là serait répugnant dans les règles de la Torah (“Naval Birchout Hatorah”). C’est pourquoi le verset l’enjoint à se séparer des plaisirs superflus… ». Comme le dit la Guémara dans Yévamot (page 20) « Sanctifie-toi dans ce qui t’a été autorisé ».
Et le risque est bien évidemment de donner priorité au matériel sur le spirituel, exacerbant les jouissances physiques au point que les délices de l’esprit lui semblent désuets ; perdant du même coup le goût subtil et fin aux plaisirs des Mitsvot et de la Torah par notre lourdeur matérielle et nos bas instincts en éveil…
Alors, où est donc le juste milieu pour la Torah ? Les plaisirs sont-ils encouragés ou non, finalement ?
Tout est une question de but
Nous voilà à nouveau devant un paradoxe. D’un côté, la Torah encourage les plaisirs, de l’autre, elle semble les censurer. Quel est donc le juste équilibre dans tout cela ?
Notre maître le Ram'hal écrit dans son livre Méssilat Yécharim (fin du premier chapitre) : " Les plaisirs de ce monde ne servent qu'à aider l'homme et à le soutenir afin de lui procurer sérénité et harmonie pour qu'il consacre son cœur au service Divin qui lui incombe ", c'est-à-dire que les plaisirs, les loisirs et tous les autres passe-temps sont encouragés, mais à condition qu'ils s'inscrivent dans une ligne de conduite rapprochant l'homme de son Créateur.
Le Kouzari (partie 3, alinéa 5), lorsqu'il définit ce que représente un 'Hassid (homme pieux), le plus haut niveau de piété d'après la Torah, indique : " L'homme pieux est un chef obéi par ses sens et par ses facultés psychiques et corporelles ; il les gouverne comme on gouverne une cité. Il dompte ses forces concupiscentes et les empêche de s'abandonner aux passions, après avoir été équitable envers elles et leur avoir fourni de quoi satisfaire leurs besoins toujours avec modération : la nourriture, la boisson, les bains et ses apprêts. Il dompte aussi les facultés irascibles, qui cherchent à avoir le dessus et à dominer, après leur avoir accordé leur dû et leur avoir donné leur part de victoires utiles dans des controverses scientifiques et doctrinales, dans des remontrances qu'il accorde aux méchants...".
Le Rambam va dans le même sens dans son Michné Torah lorsqu’il dit : "Qu'il ait l'intention que son corps soit fort afin que son âme puisse être droite (sereine) pour connaître D.ieu, car il est impossible de comprendre les sagesses étant malade ou souffrant d'un de ses membres" (Déot 3, 3). Au quatrième chapitre (Halakha 2), le Rambam donne même tout un programme sportif journalier à suivre afin "que se rassérène son âme".
Si bien que le principe est là : toute jouissance est bonne et même encouragée par la Torah, si elle aide l’homme à mieux servir D.ieu. Que ce soit pour lui donner l’exutoire dont il a besoin après une journée d’étude intensive se terminant par des longueurs dans une piscine, ou l’écoute d’une musique reposante après avoir préparé le Chabbath dans l’effort, en passant par un restaurant en couple pour le bien du Chalom Bayit (harmonie dans le couple), la Torah l’encourage. Les plaisirs pour la Torah ne sont pas un but en soi, mais un moyen d’accéder à la sérénité afin de mieux remplir notre rôle sur terre vis-à-vis de D.ieu.
La finesse dans cette affaire est que, concernant l’équilibre d’un individu, chacun est son propre Rav, les besoins de l’un ne sont pas les besoin de l’autre, et il n’y a donc pas de règle immuable pour tous.
La Guémara nous le dit explicitement dans Kétouvot (page 67) concernant la Mitsva de la charité. « Prête-lui en raison de ses besoins, de ce qui peut lui manquer ! » (Deutéronome 15, 8). Si un homme était habitué, avant de s’appauvrir, à chevaucher un cheval accompagné d’un serviteur, c’est ce que le Tribunal est obligé de lui concéder de la caisse commune, car c’est son besoin ! De sorte qu’il est inutile de se comparer aux autres concernant ses besoins - chacun son lot.
Il ressort de tout cela que l’homme doit être attentif à ses besoins, sincère avec lui-même, sans tomber dans l’excès ni le superflu, et les combler avec parcimonie. Mais l’homme doit aussi toujours garder en tête la ligne rouge de la Halakha qu’il ne faut outrepasser sous aucun prétexte…