Le Roi Chaoul a été le premier roi du peuple juif. Cette réalité est très problématique en soi : premièrement, Chaoul était issu de la tribu de Binyamin, or, Ya’acov Avinou avait prophétisé que le royaume appartiendrait aux membres de la tribu de Yéhouda[1].

En conséquence, comment Chaoul a-t-il pu être oint comme roi par le prophète Chmouel ? Une seconde question est soulevée, relative à la réprimande de Chmouel adressée à Chaoul lorsque ce dernier ignora les instructions du prophète liées à l’offrande de certains sacrifices. Chmouel lui dit alors : « Certes, D.ieu aurait maintenu à jamais ta royauté sur Israël, et maintenant, ta royauté ne subsistera pas… ».[2] Chmouel indique clairement que si Chaoul n’avait pas fauté, sa royauté se serait maintenue pour l’éternité, mais ceci semble contredire la prophétie de Ya’acov stipulant que la royauté serait l’apanage de la tribu de Yéhouda.

Les commentateurs répondent à la première question en argumentant que la prédiction selon laquelle aucun roi ne peut diriger seul la nation ne s’appliquait qu’après le règne du premier roi de Yéhouda. Ce premier roi était le roi David, et seuls des descendants de Yéhouda devaient lui succéder pour diriger toute la nation.[3] Mais avant qu’un roi de Yéhouda n’accède au trône, il était permis à un homme issu d’une autre tribu de régner. Mais la question subsiste : pourquoi un membre de la tribu de Binyamin en particulier, un descendant de Ra’hel, devait-il être le premier roi ? Cette question pourra sans doute être traitée en examinant la généalogie des tribus de Yéhouda et Binyamin. Une fois celle-ci résolue, nous pouvons revenir à la seconde question, l’affirmation de Chmouel selon laquelle le règne de Chaoul aurait pu durer pour l’éternité s’il n’avait pas fauté.

Le roi David, dans les Téhilim, énumère deux sortes d’Avodat Hachem, de service divin : « Sour Méra’ Vé’assé Tov - Eloigne-toi du mal et fais le bien »[4]. Sur le plan individuel, s’éloigner du mal se réfère au fait d’éviter la faute et de dominer ses traits de caractère négatifs, tandis que sur le plan collectif, c’est une référence à l’idée de combattre le mal dans le monde. « Faire le bien » se réfère à l’accomplissement d’actes positifs et au développement de ses propres traits de caractère positifs, tandis que sur le plan collectif, cela désigne l’idée d’œuvrer à l’accroissement de l’Avodat Hachem, le service divin dans le monde. Le Chem Michmouel explique que les descendants de Ra’hel possèdent une capacité intrinsèque à détruire le mal, tandis que la force des descendants de Yéhouda repose dans l’aspect de « ‘Assé Tov, faire le bien ». [5]

Où trouvons-nous la qualité de combattre le mal en Ra’hel ? D’après certaines suggestions, nous en avons la preuve par l’attitude de Ra’hel concernant le culte des idoles de son père Lavan. Lorsque Ya’acov et sa famille s’échappèrent, Ra’hel vola les idoles de Lavan pour tenter d’empêcher son père de se livrer à ce culte idolâtre.[6] Cela démontre une propension à écarter le mal. Léa était plus encline à l’aspect d’« ‘Assé Tov » du service divin.[7] Autre différence : Ra’hel est décrite comme l’épouse principale de Ya’acov Avinou dans ce monde-ci, tandis que Léa est l’épouse principale dans le ‘Olam Haba, le monde à venir, d’où le fait qu’elle est enterrée aux côtés de Ya’acov à ‘Hévron. Cela tient au fait que le pouvoir de Ra’hel transmis à ses enfants réside dans l’idée de s’impliquer dans le monde matériel tout en l’élevant, tandis que celui de Léa est lié à une élévation spirituelle plus directe.

Ces différences sont bien plus prononcées chez les descendants de Ra’hel et Léa, en particulier, Yossef et Yéhouda et leurs descendants. Yossef avait prouvé sa capacité à s’impliquer dans le monde matériel et à l’élever, ainsi qu’à combattre le mal. Nos Sages nous révèlent l’une des qualités particulières de Yossef au moment de sa naissance. Ya’acov avait séjourné chez son oncle sournois, Lavan, pendant de longues années, au point qu’il s’était abstenu de retourner en Erets Israël, redoutant son frère hostile, Essav. Or, dès la naissance de Yossef, la Torah nous enseigne que Ya’acov avait demandé à Lavan de le laisser partir avec sa famille en Erets Israël.[8] Le Midrach et la Guémara l’expliquent en s’appuyant sur un verset du livre d’Ovadia : « La maison de Ya’acov sera un feu, et la maison de Yossef, une flamme, et la maison d’Essav, un amas de chaume. »[9] Un feu ne peut détruire le chaume à moins d’avoir une flamme avec laquelle propager l’incendie. De même, Yossef est comparé à une flamme en ce que Ya’acov seul n’est pas capable de vaincre Essav à moins d’utiliser la « flamme » de Yossef pour propager son propre pouvoir au point de pouvoir dominer Essav. La Guémara prouve alors qu’à toutes les occasions où le peuple juif a vaincu au combat les descendants d’Essav, Amalek, cela n’a pu se produire qu’à l’aide des descendants de Yossef.[10] Nous le constatons également dans le fait que Yéhochou’a, un descendant de Yossef par Ephraïm, a dominé Amalek dans le combat qui l’opposait à lui. Le Midrach met l’accent sur le fait que ce sont particulièrement les descendants de Ra’hel qui sont dotés de cette faculté.[11] Et, au final, nous savons qu’il y aura un Machia’h, fils de Yossef. Son rôle consistera à détruire nos ennemis et à paver la voie pour le Machia’h ben David pour compléter les actions positives déjà entamées, mettre un terme à l’exil et reconstruire le Beth Hamikdach.

L’autre grand point fort de Yossef était sa capacité à s’impliquer dans le monde matériel et à employer cette implication à bon escient. L’une des manifestations de cette qualité a été son rôle crucial dans le sauvetage du peuple juif du point de vue matériel, en subvenant à leurs besoins pendant la terrible famine qui frappa le monde entier. Une seconde manifestation a été sa faculté à conserver son niveau élevé tout en étant entouré par la matérialité. Un troisième aspect était son désir d’élever la sphère matérielle, comme on le voit dans son insistance à demander à tous les hommes égyptiens de subir la circoncision.

Yéhouda, en revanche, avait la faculté de diriger ses frères et, à terme, la nation, dans la sphère spirituelle. Les exemples les plus explicites de cette faculté dans la propre vie de Yéhouda : Ya’acov avait spécifiquement envoyé Yéhouda en Égypte en premier pour qu’il puisse y créer des lieux d’étude de la Torah.[12] Alors que Yossef avait ouvert la voie dans la sphère matérielle de sorte que le peuple juif puisse survivre l’exil d’Égypte, Yéhouda a jeté les bases dans la sphère spirituelle afin que le peuple puisse maintenir son niveau spirituel. Nous discernons également les qualités de leadership de Yéhouda en accomplissant la volonté de D.ieu lorsque le descendant de Yéhouda, Na’hchon ben Aminadav, fit le premier pas audacieux dans la Mer des Joncs.

Avec ces informations en arrière-plan, nous allons aborder le double rôle des descendants de Ra’hel et Léa et ses implications dans la pratique avec le roi Chaoul et son successeur, le roi David.


[1] Béréchit 49, 10.

[2] Chmouel I 13, 14.

[3] Rachi, Béréchit 49, 10, Dh: Lo Yassour; Voir Ramban, Béréchit 49, 10 qui explique que les rois ayant dirigé le royaume du nord après la division entre le nord et le sud, transgressaient les instructions de Ya’acov. Le prophète A’hiya avait prescrit à Yérovam d’être temporairement le roi du nord, mais il n’était pas question que ce règne dure indéfiniment, il aurait dû être restitué aux rois de Yéhouda. De même, il indique que les ‘Hachmonaïm ont commis une faute en assumant la fonction royale, sachant qu’ils n’étaient pas descendants de Yéhouda.

[4] Téhilim 34, 15.

[5] Chem Michmouel (Vayéchev; 5677).

[6] Béréchit 31, 34.

[7] Comme le prouvent ses larmes et prières pour éviter d’épouser Essav (Rachi, Béréchit 29, 17, Dh: Rakot).

[8] Béréchit 30, 25.

[9] Ovadia 1, 18.

[10] Baba Batra 123b.

[11] Béréchit Rabba 73, 7. Ceci pourrait expliquer le fait que le roi Chaoul, un descendant de Binyamin, et non Yossef, a aussi été en mesure de vaincre Amalek - il était un descendant de Ra’hel par Binyamin.

[12] Béréchit 46, 28, Rachi, sv. Léfanav.