Dans le livre de Né’hémia, on trouve le récit suivant, survenu pendant la période de construction du Second Temple, peu après que l’exil babylonien prit fin : « Tout le peuple se réunit ensemble, sur la place qui s’étend devant la porte de l’Eau. On demanda à Ezra, le scribe, d’apporter le livre de la Loi de Moché, que l’Eternel avait prescrite à Israël (…) le premier jour du septième mois [Roch Hachana]. Ils faisaient la lecture du Livre d’une manière distincte et en indiquaient le sens. Né’hémia, ainsi qu’Ezra, dit au peuple : ‘Ce jour est consacré à D.ieu, ne manifestez pas de deuil et ne pleurez pas !’. En effet, tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la Torah. Il ajouta : ‘Allez, mangez des mets succulents, buvez des breuvages doux et envoyez des portions à ceux qui n’ont rien d’apprêté, car ce jour est consacré à l’Eternel. Ne vous attristez donc pas, car la joie en l’Eternel est votre force ! » (8, 1-10).
Ces versets font dire au Gaon de Vilna (Maassé Rav), et à de nombreux décisionnaires à sa suite, qu’il est interdit de pleurer pendant les prières de Roch Hachana. Tel est en effet l’ordre donné ici par le prophète : en dépit de la gravité du moment, il est formellement interdit de pleurer à Roch Hachana, « car ce jour est consacré à l’Eternel » – il demeure malgré tout un jour de fête.
Cependant, il est rapporté dans les Chaar Hakavanot (p. 90) que le Ari zal avait coutume de pleurer abondamment pendant les prières de Roch Hachana. Il disait lui-même à ce sujet que si une personne ne pleure pas pendant ces Jours de Pénitence, ce serait la preuve de l’imperfection de son âme (cité par le Béer Hétev Ora’h ‘Haïm 584/3).
Serait-ce à dire que la vision du Ari zal soit en contradiction avec les ordres du prophète ?
Se soumettre à D.ieu
D’après rav Israël Salanter, le fondateur du mouvement du moussar (cité dans Kémotsé Chalal Rav), ces deux approches ne sont nullement contradictoires. Le principe de base est qu’« à Roch Hachana, plus l’homme se soumet à D.ieu, meilleur sera son jugement » (Talmud Roch Hachana 26/b) – la soumission doit primer toute autre considération. Par conséquent, expliquait-il, l’attitude à suivre en ces jours dépend essentiellement de la nature de chacun.
De ce fait, les personnes dotées d’une grande sensibilité, qui ont la larme facile et pleurent à la moindre émotion, doivent s’efforcer de refouler cette sensibilité, comme preuve de soumission. A Roch Hachana, elles doivent donc contenir leurs pleurs, pour montrer qu’elles acceptent sereinement de vivre ce jour de jugement comme une fête. A contrario, les personnes ayant plus de difficulté à pleurer devront, quant à elles, s’efforcer de verser des larmes, précisément pour manifester leur soumission au Créateur !
D’après rav Israël, c’est en ce sens que s’expliquent les versets de Né’hémia : en voyant que « tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la Torah », le prophète comprit que l’émotion du peuple était grande, et qu’il était sujet à pleurer facilement. Il leur déclara donc : « Allez, mangez des mets succulents (…) Ne vous attristez donc pas » – vous devez bien au contraire surmonter votre tendance naturelle, et à ce moment, « la joie en l’Eternel sera votre force » – c’est par la joie que votre sort sera jugé de manière favorable.
Des pleurs spontanés
Rav Yossef Salant (ad loc.) résout cette contradiction d’une manière différente. De fait, personne ne doit s’efforcer de susciter les larmes à Roch Hachana. Au contraire, il convient de se réjouir, comme la Torah nous le demande. Toutefois, si une personne est saisie d’émotion face à la gravité de l’heure au point qu’elle ne peut réprimer ses larmes, la chose est alors permise, voire recommandée. Nous trouvons une idée similaire dans le Taz (Ora’h ‘Haïm 288, 2), sur les lois de Chabbat. Le Rama écrit dans ce passage qu’une personne qui ressent le besoin de pleurer le Chabbat pour atténuer sa douleur, a le droit de le faire, car ceci constitue une forme de « plaisir ».
Le Taz rapporte à ce propos qu’un Chabbat, les disciples de Rabbi Akiva trouvèrent leur maître en train de pleurer à chaudes larmes. A leur étonnement, il répondit que ces pleurs étaient pour lui une réjouissance. C'est-à-dire, explique le Taz, « qu’en raison de la grande proximité que ressentait Rabbi Akiva pour le Saint béni soit-Il, les larmes coulaient chez lui naturellement ». Cet auteur cite un passage du Zohar ‘Hadach, où l’on apprend que lorsque Rabbi Akiva récitait le Cantique des cantiques, il pleurait abondamment, car il en comprenait la signification, « comme c’est le cas chez beaucoup de personnes, lorsqu’elles prient avec dévotion ».
De la même manière, ces pleurs particuliers – suscités par l’intensité des prières – sont également tolérés à Roch Hachana, en raison de leur spontanéité. Notons toutefois que le Taz s’oppose à la décision du Rama car d’après lui, il convient de distinguer les pleurs survenant à cause de la tristesse, de ceux suscités par une grande dévotion. « Si le Rama disait vrai, conclut-il, devrions-nous donc permettre à toute personne affligée de pleurer le Chabbat ? ».