Le moment où Mordékhaï force Esther à risquer sa vie pour tenter de sauver le peuple juif du décret de Haman, en allant voir le roi sans avoir été invitée, est l’un des plus dramatiques de la Méguilat Esther. Mordékhaï lui dit qu’en réalité, elle n’a rien à craindre, puisque la délivrance viendra d’une autre manière, si ce n’est par son intermédiaire. Or, si elle n’essaie pas, elle et la maison de son père seront anéanties. Nous lisons cet épisode chaque année et nous avons tendance à nous dire que l’argument de Mordékhaï est correct et facile à comprendre ; en effet, c’est ce qui bouleversa les événements et qui entraina le salut du peuple juif. Mais, en l’analysant plus profondément, cet argument est quelque peu surprenant. Il aurait été plus logique d’implorer Esher de risquer sa vie pour le peuple qui était alors en situation désespérée. Or Mordékhaï affirme l’inverse ; il dit que le peuple juif n’a aucunement besoin d’Esther. Ce raisonnement aurait pu avoir l’effet inverse, il aurait pu donner à Esther une échappatoire – si le peuple juif peut se débrouiller sans elle, pourquoi risquerait-elle sa vie ?
L’argument suivant (à savoir que si Esther n’entre pas en jeu, elle sera anéantie) est également difficile à saisir. Étant donné que Mordékhaï vient de dire que la délivrance viendrait même sans Esther, pourquoi serait-elle punie de se protéger en ne faisant rien ? Au pire, on aurait pu la traiter de lâche, mais un poltron n’est pas passible de mort. La Torah dit même à ceux qui ont peur d’aller en guerre qu’ils en sont dispensés et qu’ils peuvent rentrer chez eux ; ils ne sont pas punis, ni passibles de mort ! Alors pourquoi Mordékhaï affirme-t-il qu’elle risque de mourir en tentant de se protéger ?
Pour répondre à ces questions, faisons le lien entre cet épisode et celui qui évoque les vœux d’une femme, qui peuvent être annulés par son mari (dans Parachat Matot). Dans les deux cas, le mot pour évoquer le fait de garder le silence – Léa’harich – est répété (« Im Ha’harech Ta’harichi », dans la Méguila et « Im Ha’harech Ya’harich », dans Parachat Matot, où la Torah statue que si le mari se tait et n’annule pas le vœu de sa femme dans la journée, ce vœu prend effet de manière permanente). Et ce sont les deux seules occurrences du Tanakh ou ce mot est doublé.
De plus la Méguila décrit Esther comme une Na'ara – une fille qui n’a pas encore atteint l’âge adulte. Et c’est également le terme utilisé dans la Parachat Mattot. Dans les deux passages, on parle de la conduite de la Na'ara envers son mari. En outre, Mordékhaï dit à la Na'ara qu’elle risque sa vie et celle de la maison de son père et le paragraphe de Parachat Matot conclut par les mots : « Telles sont les lois de la Na'ara dans la maison de son père. » Mordékhaï prévient Esther du désastre que risque de provoquer son silence et dans la Parachat Matot, on parle également des conséquences désastreuses du silence. Enfin, Mordékhaï enjoint à Esther de rompre le silence tout de suite et dans la Parachat Matot, il doit être brisé dans un laps de temps très court.
Mordékhaï paraphrasait le passage de Parachat Matot et appliquait sa signification à la situation d’Esther. Tout le monde peut faire un vœu, mais si une femme mariée en fait un, son mari peut l’annuler, surtout si le vœu risque de la faire souffrir. Cependant ceci ne lui est possible que durant une journée. L’homme a donc le choix entre confirmer ce vœu, auquel cas il devient immuable ; il peut protester, auquel cas le vœu est annulé ; ou bien il peut rester silencieux. Mais cette troisième option est en réalité une façon de confirmer le vœu.
D’ailleurs le mot « Léha’harich » (se taire), contrairement à « Lichtok », n’est utilisé que pour un sujet doté de sens. Sa racine est formée des lettres ’Het, Rech et Chin, qui signifie « sourd ». Donc, littéralement, Léha’harich signifie « se rendre sourd », faire comme si l’on n’avait rien entendu. La Torah utilise ce mot pour décrire le silence du mari devant le vœu impétueux de sa femme qui risque d’en pâtir. Ceci nous apprend que la neutralité, le fait de ne rien faire, n’est pas une « troisième option ». Cela revient à confirmer la souffrance de sa femme, à être complice de sa douleur.
Pour parler de « son mari », la Torah emploie le terme « Icha », qui peut vouloir dire (en modifiant un peu la ponctuation) « une femme ». Ainsi la Torah parle de la possibilité qu’a un mari d’annuler le vœu de sa femme, mais on nous prédit qu’un jour viendra où une femme aura la possibilité d’annuler le vœu impétueux de son mari, une déclaration qui risquait de causer de grands ravages – un véritable génocide. Il s’agit d’Esther qui, en réagissant immédiatement, pouvait annuler le décret d’A’hachvéroch. Ce n’est pas pour le peuple juif qu’elle agissait, mais pour elle-même, car son silence aurait tacitement confirmé le décret royal. Elle aurait alors été tenue responsable et punie conséquemment. Elle devait choisir ente parler et annuler le décret, ou rester silencieuse et le valider.
Cet enseignement que fit Mordékhaï à Esther s’applique à tout un chacun dans la Avodat Hachem. Souvent, on considère que le fait de ne pas réagir pour rectifier un problème ou pour aider quelqu’un n’est pas un délit. Or, la neutralité n’est pas une troisième option, plusieurs Mitsvot de la Torah nous le prouvent, dont l’interdit de « se tenir devant le sang de son prochain » (ne pas réagir quand il est en danger), l’obligation de réprimander et celle de rendre un objet perdu. Dans tous ces cas, l’inaction équivaut à causer un préjudice physique ou spirituel à autrui.
Esther prit une décision difficile ; celle de risquer sa vie pour tenter de sauver le peuple juif. Puissions-nous prendre exemple sur elle dans notre comportement quotidien.