Lorsque Moché Rabbénou fait le premier compte des enfants d’Israël dans la Torah, dans le livre de Chémot, en leur demandant de donner chacun un demi-sicle, il ajoute que le dénombrement doit éviter toute négativité : « Quand tu feras le dénombrement général des enfants d’Israël, chacun d’eux payera à l’Éternel le rachat de sa personne lors du dénombrement, afin qu’il n’y ait pas de mortalité parmi eux à cause de cette opération » (Chémot 23, 12). Le but de cet impôt est d’obtenir que l’Éternel « pardonne à vos personnes » (Ibid., v. 15, 16). Quel lien entre le compte, le dénombrement et le danger de mortalité, le pardon des fautes ? Cela s’impose à notre réflexion. Y a-t-il une faute, un danger spirituel dans le compte, pour qu’il soit nécessaire d’obtenir le pardon ? Il s’agit, certes, d’un thème essentiel dans la Torah.
Un verset des Téhillim (147, 4) nous dit que « l’Éternel compte le nombre des étoiles » et le verset suivant oppose : « Sa sagesse n’est pas comptable » (v. 5). Le même terme « Mispar » est utilisé pour le compte innombrable, infini, du créé, et l’impossibilité de compter la Sagesse divine. Un texte du Talmud résume cette opposition : « La bénédiction ne réside pas dans ce qui est compté » (Baba Métsia 42a). Où se cache le compte, spirituellement ? Au niveau existentiel : le nombre s’inscrit dans le multiple, dans le créé, alors que l’Unique n’est pas comptable par définition. Il y a dans le nombre un danger, un piège, qui serait de lui donner la dimension de l’Absolu. Ce piège, c’est la tentation de l’idolâtrie, de donner une valeur absolue à ce qui s’inscrit dans le nombre, c’est-à-dire la création. En Égypte, les enfants d’Israël s’étaient englués dans les 49 degrés d’impureté, ce qui les avait éloignés de la Source, de l’Unité. Les miracles de la sortie d’Égypte, puis du passage de la mer Rouge, devaient leur « ouvrir les yeux ». Cependant, il fallait les 49 jours, séparant le départ d’Egypte de la Révélation du Sinaï, pour les libérer des 49 degrés d’impureté. Ce n’est qu’après s’être libérés du « compte », c’est-à-dire des 49 forces naturelles, qu’il leur sera possible de recevoir la Parole de l’Unique.
Libérés des souillures du matériel, ils peuvent recevoir la Révélation divine. Le terme de 50 symbolise l’ultime fin, c’est-à-dire le BUT de l’Histoire. Sortir de l’Égypte, c’est sortir du matériel, arriver au Mont Sinaï, c’est arriver au sommet du créé. La période du ‘Omer détermine ce passage et permet de se débarrasser des scories du matériel pour se relier à l’Éternel. Ce passage n’est pas dénué de danger, car le matériel est plein de séduction. La valeur numérique du terme 'Omer (sans le Vav) est de 310, comme le terme Yèch (qui implique l’assurance de l’existence, car il se traduit par « il y a »). C’est précisément le danger de se laisser aveugler par l’apparence physique, par la matérialité. C’est cet écueil qu’il est nécessaire de connaître, mais qu’il faut éviter. La période de l’'Omer devrait, à priori, être une époque de joie, de préparation à la Révélation, mais ce fut aussi l’époque d’une épidémie qui a causé la mort des 24.000 disciples de Rabbi 'Akiva. On connaît l’explication de la Kabbale selon laquelle ce nombre correspond aux 12 tribus d’Israël. Deux mille fois douze, ce sont les 24.000 élèves, expiant selon la Kabbale la faute du veau d’or, dans le désert du Sinaï (cité d’après le livre « ‘Haguim » du Rav Sadin, p. 72). Il ne nous appartient pas de commenter cette lecture mystique Kabbalistique, mais ce qu’il importe de comprendre, c’est que la faute du veau d’or fut précisément le besoin de chercher un symbole matériel pour remplacer la personnalité de Moché Rabbénou. C’est ici le danger évoqué plus haut : chercher à donner une valeur absolue à la matière. « Moché absent, le veau d’or le remplace ! » Telle était la faute de la génération du désert, et c’est le péril qui nous guette à chaque époque, en tout temps. S’inscrire dans le compte, lui donner une valeur absolue, c’est refuser le Créateur, c’est donner à l’immanence la place de la transcendance. La faute du veau d’or fut aussi grave que la faute d’Adam Harichone, car elle a causé la déchéance du peuple qui avait reçu la Torah au Mont Sinaï. C’est cette faute qu’il nous faut continuer à expier. Quiconque est assuré de sa force matérielle, de ses richesses, de sa puissance technologique pèche précisément. La Torah nous prévient de ne pas dire : « C’est ma propre force, c’est le pouvoir de mon bras qui m’a valu cette richesse ! » (Dévarim 2, 17). C’est ici le piège du compte : oublier Qui nous a créés, et nous a donné ce que nous comptons et recevons. Le terme Qui se traduit en hébreu par le mot Mi (à la valeur numérique de 50). Cinquante, c’est le but, l’origine, la source, et quand on effectue le compte du ‘Omer, cela doit nous rappeler Qui se cache derrière l’apparence matérielle. Quand le Grand-Prêtre, à Yom Kippour, aspergeait 8 fois l’Arche Sainte et puis le Parokhet (Rideau qui séparait le Saint du Saint des Saints), il répétait, à chaque aspersion, le chiffre UN, avec le chiffre de l’aspersion (de 1 à 8). Pourquoi répétait-il le chiffre UN ? Pour que l’on sache que TOUT vient de l’Unité. L’Infini est à la source du fini. Tel est le sens de notre compte : le Tout-Puissant, l’Unique, a créé le pluriel, le nombre. Sachons-le, comptons le ‘Omer, alors nous pourrons recevoir la Révélation. Leçon de génération en génération : dépasser l’orgueil du créé, et reconnaître le Créateur.