« Et ne juge pas ton ami avant de t'être trouvé à sa place. »
Dans cette clause de la Michna, Hillel nous demande de ne pas juger notre prochain avant de nous être retrouvé à sa place. A priori, cela voudrait dire que nous ne devons pas juger notre prochain dans toutes les circonstances avant d'avoir été à sa place, ce qui peut s'avérer impossible, comme nous allons le voir.
Ceci semble contredire une autre Michna dans Avot nous demandant de juger tout un chacun de manière favorable – or ici, la Michna nous demande de juger les autres, mais de manière positive. En réalité, la Torah elle-même nous demande de juger notre prochain avec impartialité (Bétsédek Tichpot Amitékha), mais ici, Hillel semble nous demander de nous abstenir de juger dans pratiquement tous les cas de figure.
Il pourrait y avoir deux domaines dans lesquels il est possible de juger notre prochain : l'un concerne l'idée de savoir s'ils ont réellement commis l'action qu'ils semblent avoir commise. Par exemple, s'il semble qu'un homme ait commis une faute, comme la consommation de nourriture non-cachère, je peux le juger en estimant qu'il n'a pas réellement commis de faute, mais qu'il était autorisé à consommer cette nourriture afin de sauver sa vie. C'est ce genre de jugement auquel se réfère la Mitsva de Bétsédek Tichpot Et Amitékha.
Le second domaine est lorsqu'un homme a commis, sans l'ombre d'un doute, une faute ou un impair, mais nous avons encore le choix de savoir comment observer la personne : la voyons-nous uniquement comme une personne mauvaise ou tentons-nous de trouver des circonstances atténuantes qui nous permettent de mieux comprendre sa faute ? Il apparaît que cette Michna se réfère à un second type de jugement, même lorsqu'il est clair qu'un homme a clairement fauté, qu'il s'est trompé ou a manifesté un trait de caractère négatif, il reste toujours obligatoire de le juger de manière impartiale, en prenant en compte les nombreux facteurs qui l'ont conduit à agir de cette manière à ce moment-là.
Dans cette même veine, la Michna nous indique que nous ne pouvons déterminer correctement le degré de culpabilité d'une personne pour ses actions, à moins de connaître « sa place.» La question se pose : que signifie exactement « sa place » ? Une possibilité : cela se réfère à une situation où il s'est trouvé au moment où il a fauté, par exemple, il a pu avoir une forte tentation à ce moment-là ou s'est senti spirituellement affaibli pour combattre le Yétser Hara. Dans une perspective plus large, est-ce que « à sa place » se réfère à tous les nombreux facteurs qui, ensemble, ont contribué à faire de lui ce qu'il est devenu à ce moment-là ? On y inclut tout son background familial, sa famille, l'influence de ses pairs et même ses tendances génétiques. Il paraît impossible de rassembler correctement toutes ces informations. De ce fait, d'après son interprétation, certains commentateurs sont d'avis que lorsque la Michna affirme qu'on ne doit pas juger son prochain avant d'avoir été « à sa place», cela signifie qu'il est en effet impossible de juger de manière impartiale les actions d'autrui.
Les commentateurs citent également une Guémara[1] qui donne un exemple de la manière dont nous ne pouvons juger les autres qui ont vécu un passé différent ou ont vécu à des époques différentes. En étudiant la Michna qui traite des rois mécréants qui ont adoré des idoles, parmi d'autres fautes graves, l'un des célèbres Amoraïm, Rav Achi, décrivit Ménaché, l'un des rois les plus vils, comme son « collègue », impliquant que Ménaché se trouvait au même niveau que lui dans son étude (de la Torah). Ce soir-là, Ménaché lui apparut en rêve et releva que Rav Achi l'avait traité de collègue. Ménaché posa à Rav Achi une question de Halakha, à laquelle Rav Achi ne connaissait pas la réponse. Ménaché s'exclama : tu ne connais pas la réponse et pourtant, tu prétends être un collègue de Ménaché ?! Après lui avoir donné la réponse, Rav Achi lui demanda pourquoi il livrait un culte aux idoles s'il était tellement érudit. Il rétorqua : « Si tu avais vécu à cette époque, tu aurais soulevé le pan de ton manteau et couru après ces idoles. » Le lendemain, Rav Achi fit référence au roi mécréant en le qualifiant de « notre enseignant.» Rachi explique que le Yétser Hara du culte des idoles était si puissant à ce moment-là qu'il était extrêmement difficile de lui opposer une résistance. Ménaché expliquait à Rav Achi qu'un homme de sa génération n'aurait pas pu résister au désir de livrer un culte aux idoles et s'y serait adonné avec plus d'enthousiasme que lui.
La Guémara nous enseigne qu'un homme ne peut juger son prochain ayant vécu dans une autre génération, exposé à des défis et un mauvais penchant totalement différents. Et personne ne peut être sûr qu'il aurait réagi différemment qu'un autre, à moins d'avoir été exactement dans sa situation, ce qui est impossible.
[1] Sanhédrin 102b.