La Paracha de cette semaine embrasse de nombreux thèmes restés célèbres dans notre tradition, et notamment la place centrale de la « Ménora », le chandelier, dans notre tradition, les prescriptions relatives à « Pessa'h Chéni », permettant d’apporter le Korban Pessa'h un mois après Pessa'h si on a été empêché pour un cas de force majeure.
Toutefois, cette Paracha introduit également une série de péricopes qui s’étendront sur les prochaines personnes au cours desquelles le peuple semble faire preuve d’une incompréhensible mauvaise foi et d’un esprit de rébellion redoutable.
C’est ainsi que dans notre Paracha, le peuple se plaint des conditions de vie dans le désert, de la nourriture, et il en vient à « regretter » la dure servitude égyptienne. "Si seulement nous avions de la viande à manger ! Nous nous souvenons du poisson que nous avons mangé gratuitement en Égypte - ainsi que des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et de l'ail. Mais maintenant, nous avons perdu l'appétit ; nous ne voyons jamais que cette manne !" (Num. 11, 5-6).
Face à une telle ingratitude, Moïse va exprimer une grande forme de désarroi, disant à l’Eternel : " Pourquoi as-tu attiré cette détresse sur Ton serviteur ? Qu'ai-je fait pour Te déplaire, pour que Tu m'imposes le fardeau de tous ces gens ? Ai-je conçu tous ces gens ? Les ai-je mis au monde ? Pourquoi me dis-Tu de les porter dans mes bras, comme une nourrice porte un nourrisson, jusqu'au pays que Tu as promis par serment à leurs ancêtres ? " (Nombres 11, 11-15)
Comme le souligne le Rav Jonathan Sacks, Moché Rabbénou endosse dans ce monologue le rôle d’un père à l’égard de ses enfants. Il fait le constat, consciemment ou non, qu’il doit diriger une nation qui n’a pas encore atteint la maturité nécessaire pour rechercher les solutions par elle-même, mais qui attend qu’un « père bienveillant », ou bien une intervention providentielle, règle tous ses problèmes.
Or, en cas de déception, le peuple, tels des enfants à l’égard de leurs parents, fait preuve d’une grande ingratitude, oubliant tout ce qui a été fait jusque-là (les miracles, la sortie d’Egypte, l’ouverture de la mer, le don de la Torah, la manne quotidienne…) pour braquer son regard exclusivement sur ce qui ne lui convient pas. Cet écueil a une cause bien connue : la familiarité.
En effet, lorsque l’on devient familier avec certaines réalités, ou bien avec les êtres qui nous entourent, la force de l’habitude menace de perturber notre jugement.
En effet, celle-ci nous amène à penser que les bontés qu’on nous accorde sont « acquises » et donc normales. Par conséquent, notre sensibilité s’émousse et, au fil du temps, oubliant tout le bien qui est en arrière-plan, notre esprit accorde une importance disproportionnée à certains accessoires qui ne nous conviennent pas.
La routine banalise ainsi nos émotions et diminue leur intensité. On perd de vue l’essentiel, et on finit par s’attacher à l’accessoire.
Consciente de ces dangers, la Torah a, par exemple, prévu un ensemble de règles impératives qui ont vocation à réguler l’accès de l’homme à la « sainteté », à la « Kédoucha », et à rendre cet accès rare, donc précieux. C’est ainsi que de nombreuses règles rigoureuses, concernant notamment la pureté et l’impureté ont également vocation à limiter l’accès au « sanctuaire » afin de préserver la crainte révérencielle qui doit accompagner l’accès au « sacré ».
De même, nous pouvons penser également aux règles de pureté familiale qui prévoient un éloignement régulier entre l’homme et la femme, notamment pour éviter la banalisation de leur proximité et préserver leur respect et leur désir mutuels.
C’est également la familiarité qui peut expliquer certaines dérives incompréhensibles du peuple alors qu’il était dans le désert. Nous sommes bien souvent très surpris de lire les reproches que le peuple a eu l’audace de formuler alors qu’ils étaient entourés de miracles au quotidien.
Chacun l’aura compris, ce danger guette également les relations entre les personnes les plus proches : les enfants vis-à-vis de leurs parents, ou bien les conjoints entre eux. Nous avons vite fait d’oublier l’abnégation, l’amour et la sollicitude que nous avons reçus pour nous attacher à des détails, et en venir à tenir des propos, ou formuler des reproches indécents.
C’est peut-être là aussi le sens de la métaphore « paternelle » employée par Moïse pour désigner la relation qui le lie aux enfants d’Israël et qui pourrait justifier tant de mauvaise foi de leur part.
Pour éviter ces écueils, l’homme doit s’efforcer de maintenir des digues de protection susceptibles de réguler sa relation au « sacré » et aux être qui lui sont chers. Nos maîtres ont ainsi prévu de nombreuses marques de respect formel concernant le respect des parents qui permettent de préserver les égards qui leurs sont dus et déjouent, au moins partie, certains risquent induits par la proximité.
Le respect crée une saine distance entre l’homme et « l’objet » ou « l’être » respecté, il empêche la (con)fusion. Comme le disait Vladimir Jankelevitch dans le Traite des vertus, « le respect est la reconnaissance d’un mystère ». Il rend impossible l’appropriation, le sentiment de maîtrise ou de contrôle, mais il préserve à l’endroit de l’objet ou de l’être respecté une distance révérencielle.
« L’homme respectueux est un homme envouté : à la fois attiré et repoussé par l’être prochain-lointain, sollicité par deux forces contraires qui se partagent sa conscience » nous dit Jankélévitch.
Et de fait la Torah semble nous inviter à préserver un mystère autour du « sacré », et à cultiver un double dynamique, à la fois amour et pudeur, proximité et distance, spontanéité et retenue.
Puissions-nous, avec l’aide d’Hachem, progresser dans cette voie et parvenir à exprimer notre gratitude, notre respect et notre amour à tous ceux qui nous sont chers, et, naturellement en premier lieu, au Maître du monde !