Aux yeux de la Torah, la plupart des condamnations civiles ou pénales sont fondées sur le principe du témoignage. La foi que l’on accorde à des témoins comparaissant devant un Tribunal rabbinique est le garant d’une justice droite et équitable. La règle des « édim zomémim », évoquée dans notre paracha, s’inscrit dans la droite ligne de ce principe.
Le témoin « zomem »
Dans notre paracha (Dévarim 19, 16-21), la Torah énonce la loi des édim zomémim. Cette notion, que l’on pourrait traduire abusivement par « témoignage mensonger », fait en vérité référence à tout un ensemble de lois, développées dans le Talmud dans le traité Makot.
Lorsque deux témoins – minimum réglementaire pour toute accusation formelle – se présentent devant un Tribunal rabbinique pour porter une accusation, leur témoignage peut être récusé de différentes manières. Parfois, une simple contradiction dans leurs propos peut conduire à une récusation. En effet, en fonction de la question sur laquelle ils témoignent, le Tribunal est tenu de les interroger minutieusement et d’examiner le détail de leurs déclarations de manière plus ou moins poussée, pour s’assurer qu’aucune contradiction ne les oppose. Le cas échéant, leur témoignage est considéré comme nul et est rejeté sans autre forme de procès.
D’autres parfois, il arrive que deux autres témoins se présentent à leur suite devant le Tribunal et démentent le contenu de leur témoignage. Par exemple, si la première paire de témoin accusait Untel d’avoir commis un méfait, et que la seconde paire affirme que ce même Untel se trouvait, au moment dit, à un endroit d’où il n’aurait pu perpétrer son forfait, on se trouve à nouveau dans une situation de « contradiction ». Dans ce cas, rien ne nous permet d’accorder davantage de crédit à l’une ou à l’autre de ces deux paires de témoins et par conséquent, leur témoignage est simplement récusé. Ici aussi, les Juges ne donnent tout simplement pas suite à cette affaire.
En revanche, certains cas de récusation peuvent conduire à des conclusions beaucoup plus dramatiques. Ainsi, il peut arriver que cette seconde paire de témoins contredisent les premiers, non sur le contenu de leurs déclarations mais sur leur propre personne ; au lieu d’affirmer que la personne inculpée se trouvait ailleurs au moment des faits, ils déclarent plutôt que les premiers témoins étaient eux-mêmes ailleurs, à un endroit d’où ils n’auraient pas pu assister au prétendu méfait. Ce cas précis – à l’exclusion de tout autre – débouche sur la situation particulière qui nous intéresse ici, celle des « édim zomémim ». Bien qu’ici aussi, rien ne nous permette de prêter davantage foi au second témoignage qu’au premier, la Torah stipule pourtant que les premiers témoins seront non seulement récusés, mais également déclarés « mensongers ». C'est-à-dire qu’à ce moment, on pourra considérer que seuls les seconds témoins disent vrai, et que les premiers cherchent à condamner une personne à tort.
Cette décision nous conduit à agir à leur égard de manière extrêmement rigoureuse : « Vous le traiterez comme il a eu dessein de faire traiter son frère » – ces faux témoins devront subir la sanction exacte qu’ils voulurent infliger à l’accusé. S’ils comptaient lui faire payer une somme qu’ils n’étaient pas redevable, ils devront la lui donner, et s’ils projetaient de le faire mettre à mort, on les condamnera eux-mêmes à la peine capitale.
Un ‘hidouch de la Torah
Cette position particulière qu’adopte la Torah envers le témoin « zomem » est, pour nos Sages, considérée comme un « ‘hidouch » – c'est-à-dire une sentence à laquelle la raison pure n’aurait pas aboutie par elle-même. En effet, qu’est-ce qui permet de distinguer le cas de la « contradiction » – où l’on récuse simplement le témoignage – de la « hazama » – qui condamne les premiers témoins ? Et pourquoi devrait-on accorder davantage de crédit aux seconds témoins qu’aux premiers ? Ne se pourrait-il pas que les premiers disent vrai et que les seconds mentent ? C’est à l’égard de ces différentes questions que nos Sages disent de ce chapitre de la Torah qu’il est un « ‘hidouch », une conclusion à laquelle l’entendement humain n’aurait pas abouti par lui-même.
Ceci étant, rav Chimchon Rafaël Hirsch nous invite à examiner les principes essentiels du témoignage, pour tenter de saisir le sens de cette position particulière.
Sensibiliser les témoins
Lorsqu’on réalise la faible fiabilité d’un témoin oculaire, on est en droit de se demander comment peut-on lui accorder le moindre crédit. En effet, la subjectivité influe tant sur le jugement humain qu’un témoignage n’est, dans l’absolu, que la somme des éléments perçus et analysés par un individu, selon sa perception propre et personnelle. Outre les innombrables détails qui peuvent lui échapper, il faut admettre que son entière personnalité – sa perception des choses, son interprétation des faits, sa sensibilité ou encore ses émotions – contribue à former l’image de ce qu’il a vu. Jamais deux personnes ne perçoivent un spectacle exactement de la même manière, et chacun conçoit les choses selon sa manière propre.
Par ailleurs, nous savons combien les intérêts personnels influencent chacune de nos décisions. Une décision – dans quelque domaine que ce soit – ne sera jamais qu’une prise de position alimentée par mille désirs internes, ici pour prouver une intelligence supérieure, là pour gagner quelques intérêts mineurs, pour plaire à ceux que l’on souhaite flatter ou simplement pour ne pas avoir à admettre son erreur. Et rares sont les décisions dans lesquelles on parvient à occulter tout pulsion intérieure, pour se focaliser uniquement sur les données ayant directement trait à la question. Cet immense imbroglio – que l’on appelle la subjectivité – est un piège auquel nul ne pourra se soustraire tant qu’il sera « sujet ».
La difficulté majeure d’ajouter foi à un témoin va donc bien au-delà du simple risque de témoignage à faux. C’est ici que nous rejoignons les explications du rav Hirsch, selon qui la réponse à ces questions se trouve entre les lignes de notre paracha.
Tout d’abord, en se présentant devant un Bet Din, tout témoin sait qu’il comparaît en vérité devant D.ieu en personne. C’est devant Lui qu’il se présente, et c’est à Lui qu’il aura à rendre des comptes si ses déclarations s’avèrent spécieuses : « Ces deux hommes comparaîtront devant l’Eternel ».
En outre, tout témoignage suppose une implication personnelle de la part des témoins. Car lorsqu’un homme déclare une chose, il affirme d’une part que ses propos sont authentiques, mais aussi, de manière sous-jacente, qu’il est lui-même digne de foi. Autrement dit, lorsque Réouven affirme qu’Untel a commis un meurtre, il soutient non seulement la véracité de son propos, mais il témoigne également de sa propre fiabilité.
Or, comment un homme peut-il témoigner à son propre sujet ? Pour cela, il est impératif qu’il s’implique personnellement dans son témoignage, au point d’y engager la chose même dont il cherche à priver autrui. S’il cherche à faire flageller l’accusé, il faut impérativement qu’il soit prêt à être lui-même frappé pour prouver le bien-fondé de sa parole. Et s’il accuse l’autre de meurtre, sa parole doit être si fiable qu’il doit être prêt à mourir pour elle.
Pour qu’un témoin puisse garantir sa propre fiabilité – c'est-à-dire qu’il se trouvait effectivement à l’endroit dit au moment des faits –, il doit pour cela mettre sa parole à l’épreuve, et s’exposer à subir ce dont il accuse la personne inculpée si cette affirmation s’avère fausse. Voilà pourquoi, sur ce point précis, d’autres témoins peuvent mettre ses déclarations à mal : si la seconde paire de témoins déclare que les premiers étaient ailleurs au moment des faits, ils nient le principe même de leur fiabilité. Et c’est à eux que l’on accordera davantage de crédit, car les premiers se sont engagés personnellement sur ce point pour prouver le bien-fondé de leur déclaration.
En conclusion, il apparaît que le témoin qui prétend à la confiance doit la prouver en liant sa parole au sort qu’il veut infliger à l’accusé. Et c’est en vertu de cette nécessité que la Halakha stipule que « tout témoignage que l’on ne peut amener à une situation d’hazama ne peut être reçu » – sans garantie personnelle, la parole d’un témoin reste sans valeur aucune.