« J’ai ordonné à vos juges, à ce moment-là, en disant : "Écoutez entre vos frères et vous jugerez avec justesse entre un homme et son frère ou son rival." » (Dévarim 1,16)
Moché Rabbénou rappelle son avertissement aux juges nouvellement nommés de ne montrer aucun favoritisme, ce qui fausserait leur décision. La Guémara donne un certain nombre d’exemples montrant des bienfaits mineurs qui poussèrent certains juges à se disqualifier, par crainte que leur raison ne soit troublée par ces gestes.
Elle nous raconte l’histoire de Chmouël, le Amora : il avait du mal à traverser une passerelle branlante. Quelqu’un vint lui prêter main-forte et l’aida à traverser le pont. Chmouël demanda à cet homme pourquoi il passait par là et l’homme lui répondit qu’il était convoqué au Beth Din de Chmouël. En entendant ceci, Chmouël s’autodisqualifia par crainte que la faveur de cet homme ne trouble son jugement, même inconsciemment, et qu’il favorise son bienfaiteur.
On nous fait également le récit d’Amémar qui était assis au Beth Din quand une plume se posa sur sa tête. Quelqu’un vint et retira la plume. Quand il raconta à Amémar qu’il était venu pour que l’on écoute sa plainte, celui-ci se retira et ne présida pas le jugement.
Le cas suivant concerne Mar Oukva : quelqu’un cracha devant lui et une autre personne vint recouvrir le crachat. La deuxième personne avait un jugement prévu que Mar Oukva devait diriger et ce dernier se disqualifia.
Le dernier cas concerne Rav Chmouël bar Yossi. Son métayer lui apportait généralement ses fruits et légumes tous les vendredis. Une fois, il dut venir un jeudi pour résoudre un différend monétaire et il décida de livrer les produits ce jour-là. Rav Chmouël bar Yossi se retira alors du groupe des juges, de peur d’être influencé par cette faveur, celle d’avoir reçu la livraison un jour plus tôt.
Rav Avraham Pam[1] demande : ces Amoraïm étaient-ils instables au point qu’une si petite faveur les influence dans leur jugement ? Peut-on concevoir qu’un Dayan biaise un jugement parce que quelqu’un l’a un peu aidé ? Bien sûr que non ! Alors, pourquoi ces grands Tsadikim furent-ils tellement sur leur garde quant à leur propre réaction face à des faveurs si menues ?[2]
D’après Rav Pam, cette Guémara nous enseigne autant l’intégrité judiciaire et la nature corruptrice des pots de vin que l’importance de la gratitude à avoir à l’égard de celui qui nous a rendu service.
Ces Amoraïm n’étaient pas instables ; ils prenaient très au sérieux les services rendus par les gens, bien plus que nous ne le faisons. À nos yeux, de telles faveurs sont tellement minimes que nous ne les enregistrons même pas dans nos « écrans radars ». Mais ceux qui apprécient réellement ce que les autres font pour eux considèrent ces bontés « mineures » comme dignes d’une gratitude telle qu’elle pourrait fausser un jugement.
Outre l’enseignement que nous tirons sur la portée de la Hakarat Hatov, nous apprenons l’importance accordée par la Torah aux petits gestes, qui peuvent avoir des conséquences de taille dans la Halakha (par exemple, dessaisir un juge d’un certain dossier).
On retrouve cette idée dans le Chalom Baït et on voit à quel point il est crucial de préserver l’harmonie conjugale.
Quand Sarah Iménou entendit les anges annoncer à Avraham qu’elle allait avoir un enfant, elle rit, pensant que c’était absolument impossible, étant donné sa stérilité et la vieillesse de son mari. Hachem raconta ensuite à Avraham que Sarah fut sceptique, mais Il omit les propos qu’elle dit sur son mari. ’Hazal en déduisent qu’il est permis de modifier la vérité en vertu du Chalom. Une question se pose. Que se serait-il passé si Hachem avait dit à Avraham que Sarah le trouvait vieux ? C’était pourtant vrai [il avait quatre-vingt-dix-neuf ans] et l’âge avancé n’est pas un défaut. Et quand on connait la vertu d’Avraham, on imagine mal qu’il puisse se vexer par ce commentaire inoffensif. Malgré tout, même une petite pensée « négative » sur Avraham fut considérée comme une brèche dans leur Chalom Baït au point qu’Hachem maquilla la vérité pour préserver l’harmonie de leur couple. Cet exemple aussi nous montre que ce qu’un individu estimerait insignifiant a une grande importance dans la Torah, au point de permettre quelque chose d’autrement formellement interdit. C’est particulièrement le cas du Chalom Baït, d’où la vigilance dont il faut faire preuve pour ne pas gâcher l’harmonie conjugale (la nôtre ou celle de notre prochain).
Puissions-nous réaliser l’ampleur des « petits gestes » qui revêtent une importance majeure dans la Torah, surtout dans le domaine de la gratitude ou du Chalom dans le couple.
[1] Rapporté par Rav Issakhar Frand.
[2] Voir Mikhtav Mééliahou, 1er Vol., Mabat Haémet, p. 52-57.