La Paracha Vaéra consacre plusieurs versets à la généalogie des trois premiers fils de Ya'acov Avinou ; Réouven, Chimon et Lévi. Mais la liste des descendants de Lévi est bien plus longue que celle des descendants de Réouven et de Chimon ; pour Lévi, même ses petits-fils sont mentionnés. Le Sforno note cette singularité et explique que la Torah évoque les fils de Réouven et de Chimon, parce qu’ils furent d’illustres personnages, tandis que la génération suivante n’était pas suffisamment vertueuse pour y figurer. En revanche, les petits-fils de Lévi furent des hommes de stature, ils sont donc cités explicitement. Le Sforno donne une raison à la plus grande vertu des petits-fils de Lévi : ils méritèrent de voir leur grand-père qui vécut très longtemps et c’est ce lien direct avec l’illustre Lévi qui les rendit particulièrement dignes. Par contre Réouven et Chimon moururent plus jeunes et leurs petits-fils n’eurent pas le mérite de les connaitre.
Pourquoi cette différence eut-elle un effet si marqué sur le niveau des descendants de Réouven, de Chimon et de Lévi ? La Guémara (Erouvin 13b) nous éclaire. Elle raconte que Rabbi Yéhouda Hanassi attribua sa grandeur au fait qu’il vit une fois le dos de Rabbi Méir. Il ajouta que s’il avait vu le visage de ce dernier, il aurait atteint de plus hauts niveaux encore. Ceci nous montre que le simple fait de voir un homme illustre, même sans écouter ses enseignements ou se mettre à son service, est très bénéfique. Essayons d’expliquer ce phénomène.
Rav ’Haïm Chmoulévitz[1] rapporte une autre explication du Sforno et précise que dans la Paracha de Vayé’hi, la Torah raconte la première rencontre entre Ya'acov et les fils de Yossef : « Les yeux d’Israël étaient alourdis par la vieillesse, il ne pouvait pas voir. Il les approcha de lui, il les embrassa, il les étreignit »[2]. Le Sforno commente ce verset : « Il ne pouvait voir, pour que sa bénédiction puisse leur être accordée, donc il les embrassa et les étreignit, afin de s’attacher à leurs âmes et qu’ils reçoivent ses bénédictions. » Rav Chmoulévitz explique que si Ya'acov avait pu les voir, il se serait lié à eux à un niveau spirituel très fort. Ceci ayant été impossible, il s’attacha à eux différemment.
On comprend à présent pourquoi le fait de voir Rabbi Méir fit une telle différence pour Rabbi Yéhouda – la simple vision d’un grand homme nous lie profondément à ce Tsadik, et grâce à ce lien, on bénéficie d’une bénédiction divine nous permettant de devenir meilleurs. Rav Chmoulévitz explique ensuite pourquoi Rabbi Yéhouda aurait été meilleur s’il avait pu voir le visage de Rabbi Méir. Certes, le fait de voir un grand homme influe sur l’individu, mais si le Tsadik le voit également, cela crée un lien plus fort, donc une influence plus marquée.
Pour revenir aux petits-fils de Lévi, ils méritèrent de voir et d’être vus par leur vertueux grand-père et ceci joua un rôle fondamental dans leur ascension spirituelle, chose impossible pour les petits-fils de Réouven et Chimon.
La Émouna (foi en D.ieu) est l’un des domaines les plus touchés par cette influence positive créée par le regard des Tsadikim. On raconte que Rav Yérou’ham Lévovits rencontra une fois un professeur juif non pratiquant, en vacances à Marienbad. Il conversa avec lui, tentant de le rapprocher de la Torah. Après que le Rav lui ait longuement parlé, le professeur lui demanda s’il avait lu les ouvrages d’Emanuel Kant, célèbre philosophe. Rav Yérou’ham répondit par la négative. Le professeur lui demanda alors s’il avait lu ceux de Freud, psychanalyste réputé pour ses conceptions très lointaines de celles de la Torah. Là aussi, Rav Yérou’ham répondit qu’il n’avait jamais rien lu de cet auteur. Le professeur demanda alors : « Si vous n’avez pas lu les livres de ces "érudits", comment savez-vous que leur idéologie est incorrecte ? Si vous ne connaissez pas leurs doctrines, comment pouvez-vous me convaincre que la vérité est de votre côté ? Et s’ils avaient raison ?? »
« Ce que je sais, c’est qu’un individu du calibre du ’Hafets ’Haïm, ainsi que de nombreux autres érudits, éminents dirigeants spirituels du peuple juif, ont pu naître de l’étude de la Torah. L’un d’eux a-t-il appris ou été inspiré de l’un des systèmes de valeurs dont vous m’avez parlé ? Pas du tout ! Ces derniers sont un véritable non-sens ! Alors pourquoi devrais-je les consulter ?! »
C’est un fondement de Émouna que Rav Yérou’ham enseignait ici, à savoir que seule l’étude de la Torah peut « produire » des individus aussi vertueux que le ’Hafets ’Haïm. Rav Yérou’ham connut personnellement le ’Hafets ’Haïm et le fait de voir de tels géants de ses propres yeux est la façon la plus efficace pour inculquer la Émouna quant à l’authenticité de la Torah. De nos jours, nous n’avons pas le mérite de voir le ’Hafets ’Haïm et c’est peut-être la raison pour laquelle la séquence de quelques secondes sur ce « géant » en Torah, dévoilée il y a quelques années, provoqua une telle émotion. Mais chaque génération a ses Tsadikim. Le Sforno, Rav Yérou’ham et Rav Chmoulévitz nous apprennent que plus on a l’opportunité de les voir, plus on mérite d’atteindre un niveau spirituel prodigieux.
[1] Si’hot Moussar, Maamar 41.
[2] Béréchit 48,10