Il est difficile de choisir un élément à commenter dans la Paracha de la semaine, Béchala'h, tant elle est riche et porteuse d’enseignements fondamentaux dans de nombreux domaines. Cette richesse est d’autant plus profonde que nos Sages enseignent que l’histoire de l’exil égyptien, tout comme sa délivrance, ne doivent pas être considérés comme des évènements historiques datés que l’on commémore chaque année, car en effet, ils contiennent des leçons éternelles pour le peuple juif.
Par exemple, intéressons-nous à l’ouverture de la mer Rouge devant les Bné Israël. Il faut mesurer tout d’abord l’angoisse que pouvait ressentir le peuple entre d’une part, le risque de se noyer dans la mer, et d’autre part, les égyptiens armés qui se précipitaient vers eux. A cette situation à laquelle aucun esprit rationnel ne peut trouver d’issue, les Bné Israël, portés par le mérite de leurs Pères et leur grande foi en Hachem, vont apporter une réponse magistrale qui synthétise la vocation du peuple juif sur terre.
Le texte nous indique tout d’abord qu’Hachem suscita un vent puissant qui allait « ouvrir » la mer afin que le peuple puisse y passer. A cet égard, Rachi écrit un commentaire étonnant sur le verset suivant (Chémot 14.21) : « …il mit la mer à sec et les eaux se fendirent ».
Les eaux se fendirent : Toutes les eaux de l’univers (Mékhilta).
Rachi nous indique donc que ce ne sont pas simplement les eaux de la mer Rouge qui se sont fendues devant les Bné Israël, mais bel et bien l’ensemble des eaux du monde entier à ce moment précis. Que pourrait-on retirer de cet enseignement ?
Comme nous l’avons dit, les évènements rapportés par la Torah ne relèvent pas de l’histoire « accidentelle », d’une histoire localisée dans le temps n’ayant aucun lien avec l’avenir. Au contraire, les récits relatés par le texte biblique sont destinés à nous enseigner des préceptes immuables dont le sens ne se dément jamais.
En l’occurrence, ce qui nous intéresse dans cet évènement grandiose n’est pas tant le fait que la mer se soit ouverte à ce moment-là (ce qui est déjà un enseignement fort), mais que toutes les mers du monde peuvent être divisées, autrement dit que toutes les lois de la nature peuvent être suspendues. Au moment où le peuple juif accède enfin à sa liberté, cet enseignement lui permet d’inscrire sa destinée au-delà du règne de la nature, au-delà des causes et des effets du déterminisme matériel à travers lequel les autres peuples construisent leur vie.
Le peuple juif sait donc désormais qu’au-dessus de la nature et de la routine qui semblent diriger le monde (« Olam Kéminhago Noheg »), il existe un espace, un « monde parallèle » tout près de D.ieu où l’on peut échapper à la fatalité du règne matériel. Ainsi, celui qui est en mesure d’avoir une juste vision du monde mesure bien souvent combien ce « monde du miracle » est bien plus réel que le monde matériel.
Il faut probablement pousser l’analyse un peu plus loin pour saisir la mesure de l’état d’esprit que nous devons développer afin de vivre pleinement cette dimension de la vie. Lorsque le peuple se trouve face à la mer, celle-ci a beau sembler reculer et s’ouvrir, il faut toutefois avoir un courage et une foi considérables pour s’y introduire et croire que l’on atteindra l’autre côté sain et sauf. Cette foi est précisément celle qu’a eu tout le peuple, mais il faut reconnaître un mérite particulier à Na’hchone ben Aminadav, de la tribu de Yéhouda, qui avança dans l’eau en premier avant d’être suivi par l’ensemble du peuple.
Cette attitude mérite d’être analysée avec beaucoup de soin, car les hommes sont souvent confrontés à des situations où ils doivent aller chercher au fond d’eux-mêmes une conviction, un courage et une foi proches de ceux dont fit preuve Na’hchone. En effet, nous nous tenons parfois sur les berges d’une « rive » que nous souhaiterions traverser, mais malgré tout, la prudence et la réalité des choses nous rattrapent et nous retiennent.
Evidemment, il ne faut pas détourner notre texte de son sens pour en faire un éloge de la prise de risque inconsidérée. Néanmoins, il est des situations où l’homme ressent profondément qu’il doit agir dans une certaine direction, tout en se sentant pourtant immobilisé par une force contraire.
Face de tels dilemmes, il faut alors se souvenir de notre épisode et savoir que le plus dur est probablement le premier pas qui coûte beaucoup à l’homme, mais qui provoque ensuite une aide prodigieuse d’Hachem qui facilite et aplanit sa route au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer. Là-encore, l’homme est invité à mettre en suspens son jugement et sa logique afin de permettre à Hachem d’entrer dans sa vie et de prendre le relais du règne matériel.
Au cours du 20ème siècle, l’idéologie communiste s’est construite autour d’une analyse dite « matérialiste » des rapports de force. On ne s’étonnera donc pas qu’une des phrases restées célèbres de ses dirigeants étaient : « les faits sont têtus ».
Effectivement, pour celui qui restreint son regard sur le monde à une vision matérielle des rapports humains, les faits sont têtus, la réalité est insurmontable et a toujours le dernier mot. Mais pour celui qui ouvre son esprit et son cœur à la poésie qui traverse toute la création depuis toujours, pour celui qui est capable de ressentir l’Histoire à travers les histoires humaines, les faits ne sont pas têtus, ils sont simplement une invitation à jouer avec eux afin de les dépasser et de nouer une relation beaucoup plus intime avec Hachem, en pavant la voie du Machia’h.
On ne saurait trouver de meilleure conclusion que ces mots du prophète Zacharie, rappelant la supériorité éternelle de l’esprit sur tous les rapports de force matériels (ch.4, v.6): « Ceci est la parole de l’Eternel à Zéroubavel : Ni par la puissance, ni par la force, mais bien par mon Esprit ! »