La Paracha Tolédot évoque la vie d’Its’hak Avinou, et notamment ses pérégrinations sur la terre des philistins où il fut confronté à leur hostilité. Cette malveillance se manifesta notamment autour des puits qui avaient été creusés par Avraham, et qui furent rebouchés par les philistins. A ce propos, Rachi écrit le commentaire suivant (Ch. 26, 15) :
Les Pélichtim les bouchèrent (Sitémoum), parce qu’ils disaient : « Ces puits sont notre malheur, car ils risquent de nous attirer des envahisseurs ! » (Tossefta Sota 10, 6). Le Targoum le traduit aussi par le verbe « boucher ». Et dans le langage du Talmud : « boucher (métamtém) le cœur » (Pessa‘him 42a).
Arrêtons-nous sur la deuxième partie du commentaire de Rachi qui fait un parallèle entre « ces puits qui sont bouchés » et le fait de « boucher le cœur ».
En effet, nos Sages, notamment Rabbénou Bé’hayé, voient dans les puits creusés par Avraham une métaphore pour évoquer le travail spirituel fait par Avraham Avinou, afin de ramener les hommes et les femmes vers le service du D.ieu unique et de leur faire comprendre l’ineptie de l’idolâtrie.
Tout ce travail entrepris par Avraham Avinou consiste précisément à ouvrir les cœurs des hommes, briser la coquille de matérialité et d‘impureté qui, progressivement, a créé un écran entre les hommes et D.ieu. Il s’agit donc bien de forer, de creuser pour ramener peu à peu à la vie le cœur et l’esprit de chaque homme afin de l’inviter à se rapprocher du Tout-Puissant, précisément comparé à une « source d’eau vive », comme cela est mentionné dans le prophète Jérémie (Rav E. Munk).
Or, cet engagement d’Avraham se heurte à la volonté des autres peuples de nier toute transcendance, afin de préserver l’illusion de liberté qui leur permet de faire ce que bon leur semble, et de voguer au gré de leurs instincts et de leurs pulsions. En effet, l’idée de D.ieu suppose une responsabilité vis-à-vis de Lui, et donc l’impossibilité de laisser libre cours à tous leurs désirs.
Voilà une pensée inconcevable pour les philistins qui revendiquent le droit de vivre exclusivement selon la loi de la nature et du déterminisme matériel, et pour lesquels l’homme est la valeur ultime. Nos Sages font remarquer que le terme philistins en hébreu a une valeur numérique de 860, c’est-à-dire 10 fois 86 (valeur numérique du mot hébreu « Hatéva », la nature) ; cela dénote une conviction absolue dans le pouvoir de la nature.
Il est d’ailleurs très significatif que les philistins aient rebouché ces puits avec de la terre. Ils ne se sont pas contentés de les détruire, de les ignorer ou de les laisser à l’abandon, ils ont souhaité les remplir de terre, c’est-à-dire leur imposer des couches et des couches de matérialité afin de les assécher. Souvenons-nous que les rois de Sodome et Gomorrhe sont tombés dans des puits de bitume, symboles de leurs idéologies perverses, et à l’opposé des puits d’eau vive creusés par les Patriarches.
Nos Maîtres nous enseignent que le principe « Maassé Avot Siman Labanim » (les actions des pères sont des signes pour leurs enfants) est pleinement à l’œuvre dans le livre de la Genèse. La vie des Patriarches et leurs épreuves préfigurent donc celles que connaîtront leurs descendants.
Il est bien sûr possible, comme chacun le comprend, de transposer l’analyse qui précède dans un contexte plus moderne. En effet, nous percevons bien que notre spiritualité est menacée par l’idéologie des nations qui lui proposent, comme alternative, une vie où les valeurs suprêmes sont celles du gain, du consumérisme, et du plaisir immédiat.
L’effort et le labeur nécessaires pour « creuser » des puits, c’est-à-dire raffiner son être et ses Midot (traits de caractère), semblent anachroniques aux yeux des nations, au point d’appartenir à des temps révolus. Ces vertus ont peine à s’imposer face aux coups de pelles médiatiques vantant un hédonisme bon marché et une vie où l’homme et ses désirs sont rois.
L’image du puits est une image récurrente à travers la Torah et bien souvent, c’est là que nos ancêtres y trouveront leurs épouses, que l’on songe à Its’hak Avinou, Yaakov Avinou ou encore Moché Rabbénou. En effet, l’eau qui s’y trouve est qualifiée dans notre Paracha de « Mayim ‘Hayim », une eau vive, symbole de la pureté et de la fécondité qui ont vocation à régner dans la vie conjugale, et qui s’incarnent de nos jours encore à travers le Mikvé. Là encore, inutile de revenir sur toute la poussière et les idéologies modernes qui essaient d’asphyxier un idéal de vie familiale transmise par notre tradition.
Enfin, notre tradition nous enseigne : « Ene Mayim Ela Torah », l’eau représente la Torah. En effet, l’eau comme la Torah sont des éléments vitaux par excellence, et sans lesquels nulle vie n’est concevable. Or, la Torah ne s’acquiert pas facilement, elle suppose un effort constant et une étude permanente, elle ne saurait se circonscrire à un périmètre restreint de la vie. Elle embrasse donc toutes les dimensions de la vie humaine.
C’est uniquement à ce prix que l’homme peut acquérir la sagesse et espérer y accéder facilement. Cela peut expliquer pourquoi l’eau montait si facilement au moment où les Patriarches s’approchaient des puits, contrairement aux autres nations qui devaient puiser laborieusement.
Il est donc particulièrement significatif qu’un conflit récurrent qui oppose les Patriarches aux nations se joue autour des puits, il en va de l’avenir spirituel du peuple juif, de sa Torah et de sa relation à D.ieu…