« Noa’h, homme e la terre se dégrada ; il planta un vignoble. » (Béréchit 9,20)
Rav Bera’hia dit : « Moché est plus apprécié que Noa’h ; Noa’h passa de l’appellation "Ich Tsadik" à celle de "Ich Adama", tandis que Moché passa de "Ich Mitsri" à "Ich Élokim". » (Béréchit Raba 36,3)
La Torah nous raconte qu’en sortant de l’arche, Noa’h planta une vigne. Elle le décrit alors comme un « Ich Adama – un homme de la terre ». ’Hazal expliquent qu’après avoir planté cette vigne, il s’enivra en en buvant le vin, ce qui provoqua les événements tragiques menant à la malédiction de son fils ’Ham. Comment se fait-il que Noa’h subit une chute spirituelle si rapide et passa du « Ich Tsadik » au « Ich Adama » ?
Rav Leib Helman[1] dans son ouvrage ’Hikré Lev sur le ’Houmach parle de ce sujet[2]. Pour comprendre les actions de Noa’h à sa sortie de l’arche, il convient de considérer l’immense difficulté de sa situation dans l’arche, durant toute la période du déluge.
Tout d’abord, le Midrach Tan’houma raconte que Noa’h et ses fils étaient tenus de nourrir tous les animaux présents dans l’arche. Or, ces derniers mangent à des horaires différents ; certains mangent au milieu de la nuit, d’autres en journée. Donc, Noa’h devait constamment rester réveillé pour nourrir les animaux. L’unique fois où il arriva en retard pour donner au lion son repas, ce dernier le griffa, ce qui lui laissa une blessure à vie. Noa’h ne pouvait espérer dormir que quelques minutes, par intermittence, durant une année entière. Nos Sages affirment d’ailleurs que les mots du Téhilim « Fais-moi sortir de la geôle de mon âme » furent prononcés par Noa’h durant cette période éprouvante.
Rav Helman ajoute une deuxième facette, moins apparente, à la souffrance de Noa’h. Rachi estime que Noa’h et sa famille ne savaient pas combien de temps ils allaient devoir rester dans l’arche et ils ne savaient même pas s’ils allaient survivre au déluge[3]. En effet la Torah affirme qu’« Élokim se souvint »[4]. Rachi explique que l’attribut du Jugement divin (Élokim) se transforma en miséricorde grâce aux prières des Tsadikim dans l’arche. Sans ces prières, ces derniers auraient péri. De plus, avant le déluge, Hachem dit : « J’établirai Mon alliance avec toi. Tu entreras dans l’arche… »[5] Le Ramban explique que cette alliance est une référence à la promesse que Noa’h et sa famille survivraient au déluge et sortiraient vivants de l’arche. Cependant, Rachi explique l’alliance de manière tout à fait différente – c’est une promesse que les fruits ne pourriraient pas et que les Réchaïm ne tueraient pas Noa’h. Ainsi, selon Rachi, Noa’h et sa famille ne savaient absolument pas s’ils allaient survivre au déluge.
Cette interprétation intensifie exponentiellement les souffrances de Noa’h. Une épreuve est bien plus difficile à traverser si l’on ne connaît pas son dénouement. Quand l’individu est certain que son épreuve va prendre fin, elle devient beaucoup plus facile à supporter, même si elle doit durer longtemps.
Revenons à la question posée précédemment : pourquoi Noa’h planta-t-il une vigne dès qu’il regagna la terre ferme ? Il traversa une période pleine de difficultés, il vécut parmi des Réchaïm qui se moquaient de lui sans pitié, puis il passa un an de véritable enfer, sans même savoir s’il allait s’en sortir. De plus, Noa’h pouvait se dire qu’il avait particulièrement bien rempli sa vie – il était le fondateur du monde, l’unique personne qui avait mérité la vie sauve. Dans un pareil cas, il est compréhensible de penser qu’il est temps de profiter de ce monde. C’est ainsi que Noa’h planta une vigne et se mit à jouir de son vin. Toutefois, il commit une erreur, comme le souligne Rav Helman ; ce monde est un lieu de labeur et c’est dans le monde à venir que l’on profite de notre travail. Même à la fin de sa vie, l’homme n’a pas le droit de penser qu’il ne lui est plus nécessaire de fournir des efforts et de s’efforcer de grandir.
Rav Helman ajoute un point très intéressant – selon lui, Noa’h inventa le concept de la « retraite », adopté ensuite par ses descendants – les Bné Noa’h – mais non par le peuple juif. Rav Issakhar Frand précise : « Il existe une pratique courante, presque universelle ; celle de prendre sa retraite une fois que l’on termine sa mission. C’est un concept inventé par les fils de Noa’h et qui débuta par Noa’h lui-même. Ce fut le cadeau de Noa’h dans ce monde – l’idée de la retraite. Ses descendants suivirent sa voie. Si vous êtes chanceux, vous pouvez vous mettre à la retraite à 62 ans et à 66 ans, vous pouvez bénéficier d’une retraite à taux plein. Si vous êtes millionnaire, vous pouvez prendre votre retraite dès 54 ans, et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, à un certain moment, vous prenez votre retraite. Et ensuite, que faites-vous ? Aucune idée ! Vous pouvez voyager à travers le pays, lire le journal, apprendre à jouer au bridge. Mais ce n’est pas ce que le Maître du monde attend de vous, ni d’aucun être humain. La retraite est un concept auquel le Juif ne devrait jamais penser. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut jamais s’arrêter de travailler. Mais il ne faut pas adopter cette attitude et se dire : "Ça y est ! J’ai terminé, je peux m’asseoir et me détendre, sans rien faire, à partir de maintenant." »
Les accomplissements les plus remarquables de plusieurs grands Tsadikim datent de la fin de leur vie. Par exemple, Rav Yossef Breuer s’installa aux États-Unis à l’âge de 65 ans, après avoir vécu une vie très active, mais il ne se reposa pas sur ses lauriers. Il fonda une nouvelle communauté à Washington, qui influença grandement la vie de nombreuses personnes.
Noa’h nous enseigne qu’un Juif, en dépit des défis qu’il rencontre au cours de sa vie ainsi que des succès qu’il accumule, ne doit jamais se dire : « Je peux prendre ma retraite. »
[1] C’était un Rav de Baltimore qui s’installa par la suite en Erets Israël et qui devint Rav à Baït Vagan.
[2] ’Hikré Lev, Maamar 10.
[3] Ibid, p 86-87. Il souligne que le Ramban s’oppose à l’avis de Rachi et estime que Noa’h savait qu’il sortirait vivant de l’arche.
[4] Béréchit 8,1.
[5] Béréchit 6,18.