« Avram prit Saraï, sa femme, et Loth, son neveu, et tous leurs biens qu’ils avaient acquis, et les âmes (Néfech) qu’ils avaient faites à 'Haran. » (Béréchit 12,5)

Rachi explique l’expression « Véhanéfech Acher 'Assou Be’haran » : Les âmes qu’ils ont amenées sous les ailes de la Chékhina ; Avraham convertissait les hommes et Sarah convertissait les femmes, et le verset considère comme s’ils les avaient faits.

Lorsque Avraham se lance dans son voyage spirituel, il emmène avec lui « Hanéfech Acher 'Assou Be’haran », ce qui, selon Rachi, fait référence aux personnes qu'il a amenées à croire en un D.ieu unique. C’est l’expression souvent utilisée pour parler des efforts et des succès d’Avraham pour répandre le monothéisme à une époque où le monde entier était idolâtre. Le Méchekh ’Hokhma cite un Midrach qui enseigne que toutes ces personnes ont repris leur mode de vie initial après le décès d’Avraham[1]. Dans ce cas, pourquoi attribue-t-on une telle importance aux efforts d’Avraham face à ces personnes si, en fin de compte, ils ne portèrent pas leurs fruits ?

En réalité, le fait qu’ils aient changé leurs habitudes, même temporairement, revêt une grande importance en soi, même si cela n’a pas duré. Dans le même ordre d’idées, on demanda au Rav de Brisk si une institution qui enseignait à des étudiants très difficiles, voire marginaux, qui reprirent finalement leurs anciennes habitudes, devait poursuivre son action. Le Rav répondit que s’ils observaient certaines Mitsvot pendant un certain temps, cet enseignement n’était pas considéré comme une perte de temps.[2] 

Rav Steinman ajouta que même si les efforts ne portaient pas leurs fruits avec un enfant en particulier, nous pouvions être sûrs qu’un futur descendant en serait positivement affecté.[3] Il estimait que les efforts déployés en faveur d’une seule personne portent leurs fruits à un moment donné, si ce n’est avec l’individu en question, ce sera du moins avec l’un de ses descendants. Dans le même ordre d’idées, lorsqu’on demanda à Rav 'Haïm Kanievsky le sens de « Véhanéfech Acher 'Assou Be’haran », il répondit que leurs descendants s’étaient convertis.[4] Il semble qu’il veuille aussi dire que les descendants de ces gens finirent par rejoindre le peuple juif grâce aux efforts d’Avraham, même si eux-mêmes ne l’ont pas fait.

Si, d’après la Torah, on considère principalement les efforts et non le résultat final, alors le fait que les convertis aient repris leurs anciennes habitudes idolâtres n’est pas pertinent, étant donné qu’Avraham a fait ce qu’il pouvait faire. On met donc l’accent sur les personnes qui se sont converties pour montrer que l’effort est le facteur le plus important, quels que soient les résultats.

À ce propos, l’Alter de Kelm fait une observation fascinante. La personne qui incite à l’idolâtrie est punie très sévèrement, même si elle n’a pas réussi à influencer qui que ce soit. Or, nous savons que « Mida Tova Mérouba Mipouranout – la récompense pour les bonnes actions est plus importante que la punition pour les mauvaises actions ». Par conséquent, si l’on essaie de rapprocher un Juif de la Torah, on sera encore plus grandement récompensé que ce que l’incitateur à l’idolâtrie n’est puni. Et cela s’avère exact même si le Mékarev a échoué dans ses efforts. Le principe est le suivant : Hachem souhaite et exige que l’individu fasse l’effort d’accomplir Son Ratson (volonté). Les résultats concrets sont hors de notre portée et donc insignifiants, en termes de récompense à recevoir.

Ce concept a été développé par Rav Its'hak Hutner dans une lettre à Rav Moché Sherer[5]. Le Rav Sherer avait été impliqué dans une longue tentative d’obtenir une aide financière pour les écoles privées en Amérique, mais avait échoué dans ses efforts. Le Rav Hutner lui rappela les trois règles de travail énoncées par Rav Israël Salanter. L’une d’elles était : « Ne soyez pas obsédés par la victoire ».[6] Il souligna aussi qu’Avraham Avinou n’avait pas réellement sacrifié Its’hak lors de la 'Akéda, mais cela n’a rien enlevé au mérite qui lui revenait, à lui et à sa progéniture. Le Rav Hutner conclut : « L’homme a reçu l’ordre de faire, non d’accomplir » – le reste dépend d’Hachem.

Le Rav Sherer lui-même exprima cette idée en se basant sur la Guémara de Brakhot[7]. Celle-ci affirme que si une personne pense faire une Mitsva, mais qu’elle en est empêchée par des circonstances indépendantes de sa volonté et qu’elle ne l’a pas faite, la Torah considère qu’elle l’a faite. Le mot utilisé en hébreu pour dire « considère » est « Ma'alé 'Alav ». Littéralement, cela signifie qu’il est « élevé au-dessus ». Le Rav Sherer va jusqu’à dire que la récompense de la Mitsva non accomplie est supérieure à la récompense pour les Mitsvot accomplies. En effet, la personne qui a cherché à faire la Mitsva n’a même pas la satisfaction de l’avoir accomplie. 

Ainsi, la valeur accordée à « Hanéfech Acher 'Assou Be’haran » n’est pas nécessairement liée au « succès » à long terme, mais plutôt à l’importance de l’effort et de reconnaître, par là même, que le résultat est entre les mains d’Hachem. 

 

[1] Pirké Dérabbi Eliézer, Siman 29.

[2] De toute évidence, il ajouta qu’il faut donner la préférence aux étudiants plus susceptibles de persister dans leur observance de la Torah.

[3] Ibid.

[4] Sim'hat Mordékhaï, p. 111.

[5] Le Rav Sherer était le chef de la Agoudat Israël, très actif et efficace en faveur du monde orthodoxe dans la seconde moitié du XXème siècle.

[6] Les deux autres étaient : « Ne vous fâchez pas » et « Ne vous fatiguez pas ».

[7] Brakhot, 6a. Également Kiddouchin 40a.