La paracha de cette semaine s’inscrit dans le prolongement de celles qui l’ont précédé et nous relate un nouvel épisode douloureux des pérégrinations du peuple dans le désert : la révolte de Korah’.
A l’origine de cette dispute, se trouve l’incompréhension de Korah’ de ne pas avoir plus d’honneur et de reconnaissance, alors que ses cousins germains, les enfants d’Amram, Moché, Aharon, Myriam, et même Elitsafan, l’aîné de son oncle Ouziel, occupent des fonctions honorifiques et de leadership de premier plan. Comment se fait-il que lui-même, l’aîné du troisième frère, Ytsthar, n’ait aucune fonction officielle spécifique ?
Cette incompréhension, et ce sentiment de frustration, associés pourtant à une aspiration à la sainteté, vont mener Korah’ à contester le pouvoir incarné par Moché Rabenou, et à fédérer autour de lui, un groupe de 250 hommes. Nous connaissons l’issue tragique de cette initiative qui conduira à la mort de tous ces contestataires, murés dans leur certitude, dans leur frustration, et leur aigreur, et sourds aux mises en garde de Moché Rabénou.
Cet épisode est resté célèbre dans notre tradition car il incarne la controverse stérile (la « mah’loket shelo leshem shamayim »), perverse qui détruit les relations humaines car elle n’est fondée que sur des questions « d’égo ». Elle ne recherche pas la « vérité », le « emet », mais cherche uniquement à satisfaire des appétits personnels.
La révolte de Korah nous invite à réfléchir sur un écueil récurrent de la nature humaine : le sentiment de manque, de frustration, de ne pas avoir ce qui nous revient.
En effet, les relations sociales offrent le spectacle quotidien des différences qui prévalent entre les hommes. Telle famille semble plus aisée qu’une autre, tels parents semblent avoir plus de réussite avec leurs enfants qu’une autre, tel homme semble plus respecté et considéré qu’un autre, tel mari (telle femme) semble plus aimé(e) et choyé(e) qu’un(e) autre etc… Il faut l’admettre, la liste est longue des inégalités apparentes que l’œil de l’homme perçoit lorsqu’il se promène sur ses congénères.
Dès lors, la tentation est forte de concevoir, face à ces différences, un sentiment d’injustice. Pourquoi eux et pas nous ? Pourquoi lui et pas moi ? Et, faisons confiance au yetser hara’, pour faire son miel de ces constats et approfondir en nous cette frustration jusqu’à la rendre insupportable, invivable. La surdité et l’aveuglement de Korah et de ses accolytes nous en donnent la preuve magistrale.
Les maîtres de l’éthique juive soulignent de manière constante le caractère artificiel de ces frustrations, et ils nous donnent de précieuses pistes pour lutter contre ces sentiments naturels.
Tout d’abord, il est vain et illusoire de penser comprendre la vie des autres, à travers une observation extérieure. Les perceptions que nous en avons sont des clichés instantanés qui ne disent rien de la vie d’un homme ou d’une femme. Ils doivent être replacés dans l’économie générale de la vie, dans l’histoire de l’individu, dans son éducation, dans sa vie familiale, et, ce, sur plusieurs générations.
La frustration fait croire à l’homme qu’il pourrait conserver tout ce qui lui convient dans sa vie actuelle, et, en plus, obtenir quelques plaisirs ou privilèges supplémentaires. En réalité, dès que l’on bouge un paramètre, c’est l’ensemble du périmètre de nos vies qui est impacté. Il faut imaginer que, potentiellement, pour obtenir ce « plus » que nous convoitons, nous pourrions perdre des acquis précieux actuels.
Aussi, nos maîtres nous suggèrent d’imaginer que nous ayons pour quelques instants des pouvoirs extraordinaires : nous sommes omniscients (nous savons tout, nous sommes capables de voir les conséquences de nos décisions à l’échelle de l’éternité) et nous sommes omnipotents (nous avons le pouvoir de tout faire, de tout obtenir). A nous de décider ce que nous souhaitons obtenir, et cela se réalisera !
Et nos maîtres de nous assurer que nous choisirions exactement tout ce que nous possédons à l’instant « t ». Hachem, dans Sa bonté infinie, donne à chacun d’entre nous exactement ce dont il a besoin, ce qui est le meilleur pour lui, même si nous ne le comprenons pas toujours.
Aussi, lorsque l’homme se plaint de son sort, regarde avec envie la vie des autres, à l’image de Korah’, il fait preuve d’une profonde ingratitude, qui s’apparente à un ressentiment, D.ieu nous en préserve, à l’égard de l’Eternel.
En effet, l’homme est alors incapable d’apprécier le bien que D.ieu lui donne, et d’admirer la bonté et l’harmonie qui traversent le monde. Rabbenou Yona encourage ainsi les hommes à fuir la complainte car elle témoigne d’un regard perverti sur le monde, incapable de percevoir l’équilibre et le bien qui sous-tendent toute chose (Shaarei Teshouva 3, 231). Or, nos Sages nous l’ont appris depuis bien longtemps « Olam ‘hessed Yibané » « Le monde est bâti sur la bonté ».
A nous de découvrir le bien qui se cache en chaque chose ! A nous de porter sur le monde un regard joyeux et reconnaissant envers l’Eternel pour la vie qu’Il nous donne et les bonheurs qui l’accompagnent.
La gratitude est ainsi le maître mot du judaïsme et la valeur cardinale qui doit orienter notre relation avec Hachem. C’est à travers ce sentiment que nous nous rapprochons de D.ieu au quotidien, en percevant Sa bonté dans tous les dons qu’Il nous octroie : la santé, la nourriture, la paix…(R. A. Miller). Plus l’homme développe sa gratitude, plus il devient conscient de la Présence Dvine qui réside dans le monde. Le monde se colore alors différemment, les évènements sont vécus avec plus d’intensité, et surtout avec le recul nécessaire pour être apaisé et confiant dans la vie.
Aussi, pourrions nous résumer de la manière suivante : la gratitude mène à la joie, et la joie mène à la connaissance de D.ieu. Comme nous l’enseignent les maîtres du Talmud « la présence Divine ne repose que sur un esprit qui ressent une vraie joie spirituelle » (Traité Shabat, 30b).
S’il est vrai que la gratitude à l’égard des hommes est généralement naturelle. Lorsqu’une personne nous rend un service et nous fait un cadeau, nous le remercions, en principe, naturellement, parfois même avec insistance. Il n’en va pas de même avec l’Eternel, vis-à-vis Duquel, nous ne sommes pas portés spontanément à la gratitude (R. S. D. Pincus, Tiferet Shimshon). Ce mystère tient probablement au fait que nous percevons, à tort, Hachem comme « sans émotion », « indifférent » à ce que nous ressentons et à ce que nous Lui exprimons.
Le Kuzari explique qu’il s’agit d’une grande erreur, et il souligne que l’objectif des anthropomorphismes de la Torah qui décrivent Hachem avec des attributs humains (Ses yeux, Sa main, Son doigt, Son « dos »…) tout comme les révélations prophétiques sous des formes humaines, est précisément de nous inviter à nous lier avec D.Ieu de manière « émotionnelle » comme nous le ferions avec un père, un mère, un frère, un ami …
Hachem souhaite que l’on se lie à Lui à travers l’amour, la joie et la gratitude. L’homme trouvera dans ces sentiments un moteur prodigieux pour transformer sa vie, et y puiser une joie intarissable.
Cette approche ouvrira les yeux de l’homme sur les merveilles inouïes de la Création, et lui permettra, avec l’aide d’Hachem, de découvrir les trésors qui se logent en lui-même et dans sa vie, libéré de la servitude de l’envie et de la jalousie.