Le long et douloureux processus qui conduisit à la libération de Guilad Shalit nous rappelle, une fois de plus, combien les enjeux liés au rachat des prisonniers sont cruciaux et lourds de conséquences.
Aux yeux de la Torah, la vie d’un homme n’a pas de prix : toute somme ou condition exigée doit être payée et remplie pour libérer un otage. Mais l’enjeu auquel doit faire face la Hala'ha est de trouver le juste équilibre entre la délivrance d’un ou plusieurs prisonniers, et l’intérêt de la collectivité. Car dans ces cas extrêmes, il arrive souvent que l’un et l’autre s’opposent. Une libération ponctuelle peut alors mettre en péril une « raison d’État », qui concerne l’ensemble de la communauté.
Le rachat des prisonniers
Nos Sages mettent en évidence deux dilemmes majeurs pouvant survenir lors d’une demande de rançon. Tout d’abord, la loi, devenue tristement célèbre, énonce que « l’on ne rachète pas un prisonnier avec une somme supérieure à sa valeur » (Talmud Guitin 45/a). Pourquoi cela ? La raison que les décisionnaires retiennent consiste à dire que l’on doit éviter à tout prix de « faire le jeu » des demandeurs de rançon : si l’on cède systématiquement à leurs exigences, on risque fort d’assister à une recrudescence des enlèvements. Conscients de cet enjeu, nos Sages proscrivirent tout rachat excessif, sans quoi la communauté entière pourrait subir le contrecoup du sauvetage de quelques particuliers.
Par ailleurs, le Talmud énonce une seconde règle : « On ne peut faire évader les captifs. » Nos Sages craignirent en effet que l’évasion d’un captif ne se répercute sur les autres prisonniers – ceux qui sont déjà retenus en captivité ou qui le seront à l’avenir. Là encore, il faut éviter à tout prix que le sauvetage d’un prisonnier ne se fasse aux dépens d’autres personnes captives.
Comme on le voit, les restrictions qu’énonce la Hala’ha en matière de rachat de prisonniers sont essentiellement dues à ce lourd dilemme : peut-on imposer à la communauté une démarche qui risque, au final, de se retourner contre elle ? À cet égard, elle stipule que l’on peut négocier avec les kidnappeurs, céder à leurs exigences ou tenter de libérer les prisonniers par la force, à la condition expresse que nul ne fasse les frais de telles interventions.
Soit dit en passant : ces dilemmes ne se posent qu’au niveau de la collectivité, la personne captive, quant à elle, ne doit aucunement en faire cas. Il sera ainsi permis à un prisonnier de se racheter lui-même (ou sa propre femme) à n’importe quel prix, s’il en a les moyens, sans tenir compte des conséquences futures d’une telle rançon. De plus, la Hala’ha stipule également qu’il sera permis à un prisonnier de s’évader, si la possibilité lui en est offerte, sans tenir compte des éventuelles répercussions sur d’autres prisonniers. De son point de vue, les considérations de la collectivité n’ont pas le même poids et le principe qui prévaut alors est : « Ta vie passe avant ! »
Les prises d’otages « modernes »
Depuis quelques décennies, et particulièrement depuis la création de l’État d’Israël, nous assistons à de nouvelles formes de demandes de rançons : celles-ci, surtout destinées à « prendre en otage » la nation juive tout entière, exigent non pas des sommes d’argent, mais des échanges de prisonniers. Conjuguées aux temps modernes, ces demandes de rançons portent des enjeux autrement plus complexes, puisqu’il est alors question de libérer des terroristes au potentiel meurtrier important. La douloureuse expérience vécue par Guilad Shalit en fut assurément un témoignage vivant.
Lors de la prise d’otages d’Entebbe, le rav Ovadia Yossef, alors grand rabbin d'Israël fut sollicité par le Premier ministre Its’hak Rabin pour décider si, du point de vue de la Hala’ha, il convient de céder au chantage des terroristes. Pour l’anecdote, rappelons qu’à l’époque, il était question de délivrer près de 200 passagers juifs du vol Air France en échange de quelque… 40 terroristes.
Dans cette longue responsa, le Richon-lé-Tsion de l’époque brasse les plus grandes interrogations que pose ce type de prises d’otages. Il met notamment en évidence le fait que la mise en liberté de ces dizaines de terroristes implique un danger, tout au moins potentiel, pour l’ensemble de la nation juive. Il convient donc de déterminer s’il est permis de sauver autrui d’un danger de mort certain si, pour ce faire, on doit se mettre soi-même ou autrui en danger. Cette épineuse question surgit en réalité dans de nombreuses situations, notamment celle des dons d’organes : est-il permis de prendre un risque, même hypothétique, sur sa propre personne en subissant l’ablation d’un organe, pour le transplanter sur un malade dont les jours sont comptés ?
Bien que cette question ait fait couler beaucoup d’encre à travers les siècles, rav Ovadia retient cependant que la question des captifs d’Entebbe constituait une exception : dans ce cas précis, les habitants d’Israël ne s’exposaient qu’à un risque lointain et très aléatoire, et non à un risque immédiat. C’est la raison pour laquelle il convenait de donner la préséance aux otages, dont la vie était assurément menacée, sans tenir compte des éventuels dangers futurs menaçant les Juifs d’Israël. De toute évidence, cette décision s’appliqua également au cas de Guilad Shalit, où les circonstances étaient identiques.
Dans la suite de sa réponse, rav Ovadia Yossef aborde le problème, évoqué plus haut, de racheter un captif en échange d’une somme ou de conditions supérieures à sa valeur. Plutôt que d’entrer dans les considérations - certainement déplacées - d’« estimer » la valeur de ces otages, le Richon-lé-Tsion s’intéresse plutôt à la question de savoir si la libération de dizaines, voire de centaines, de prisonniers ne risque pas d’inciter les terroristes à multiplier les prises d’otages, en exigeant d’Israël des conditions toujours plus onéreuses. Mais là aussi, le Grand Rabbin d’Israël remarqua que les otages d’Entebbe faisaient exception à la règle : un certain nombre de décisionnaires affirment en effet que lorsqu’un danger de mort pèse sur la personne captive, ce principe ne s’applique pas. Le cas échéant, ces avis estiment qu’il faut racheter les prisonniers pour n’importe quel prix. Dans le dossier Shalit, rav Ovadia a rappelé les mêmes propos qu’il avait tenus à l’époque, et a soutenu qu’il fallait même accepter la libération de centaines de terroristes pour sauver le jeune soldat d’une mort quasi certaine.
Comme on le voit, la donne des prises d’otages a évolué de nos jours de façon catégorique : à la fois du côté des revendications de kidnappeurs - puisqu’il ne s’agit plus seulement d’argent, mais de la libération d’hommes et de femmes potentiellement dangereux -, mais aussi du point de vue des otages eux-mêmes retenus par des terroristes, leur vie est incontestablement menacée. Or, rappelons-le, la vie d’un homme reste, aux yeux de la Torah, une valeur suprême qui dépasse toute autre considération.