Ce matin je suis au garage d’A'hmed à Guivon, à deux pas de Ramot. Je vous rassure, en territoire israélien.
La chaleur faisant, ma clef de voiture a fondu dans la serrure de ma chérie, une Mitsubishi Lancer année 2006, avec laquelle je fais toutes mes « virées » depuis 3 ans.
Grise, ridée, mais tellement fidèle.
De plus, les nombreuses bosses de sa carrosserie me permettent de la prêter sans difficultés à mes enfants, en passant pour une maman « cool ».
La vérité est que je ne risque rien. Une égratignure supplémentaire ne sera pas une catastrophe pour ma petite poupée.
Je suis donc à Guivon, patelin excentré au nord de Jérusalem, habité également par nos cousins, propriétaires de petits business de lavage de voitures et de stands d'accessoires pour automobiles dont un service " clefs-voiture-minute". « Agréé », je vous prie.
Pour un pays d’Apartheid, c’est pas mal…
Comme un cheveu dans la soupe dans ce monde d’hommes, qui sortent de leur cabanon les mains noires de suie et de graisse en se les essuyant dans un torchon plus noir encore, je me fraye un chemin, prudente et totalement déplacée, entre les grabats, les vieux moteurs rouillés et les flaques de boue.
A'hmed, que je ne connaissais pas jusque-là, me sert avec politesse. Son bureau à lui se trouve dans une vieille carcasse de bus retapée.
Je m'assieds dehors en attendant qu’il s’occupe de ma clef, et je regarde ses employés travailler simultanément et activement au lavage de voitures.
Ca n’arrête pas. Les voisins juifs connaissent l’adresse. Toutes les belles limousines se sont donné rendez-vous à ce beauty parlour exclusif. Je vois une Audi qui brille de tous ses feux après le bichonnage. Il y a aussi une cousine de ma Mitsu, mais cette fois dernier modèle, 4x4, comme les Israéliens les aiment.
Si déjà j’attends, je demande le prix du lavage.
30 shekels.
Wouah !
C'est-à-dire 7 euros et 20 centimes…
Tout compris. Les tapis intérieurs lavés, l’aspirateur, la douche extérieure avec le savonnage, le séchage à la main, dedans, dehors, le coffre, les portes et les sièges inclus.
La dernière fois que j’ai offert à ma cocotte un bain moussant, c’était veille de Pessa'h, dans le centre commercial de mon quartier : j’ai payé alors 60 shekels, et ils m’ont cassé le rétroviseur.
Je dis à A'hmed qui sort avec ma clef prête : « Est ce que vous pouvez ajouter le car wash, et je vous paye le total... »
Bien sûr qu’il est d’accord, A'hmed.
Comme toujours, lorsque c’est le tour de la vôtre, vous craignez qu’elle ne reçoive pas les mêmes soins que la Toyota flambant neuve qui l'a précédée.
Mais non. Ils la soignent et passent montre en main 25 minutes sur chaque voiture.
Je suis le processus des yeux.
Ma petite chérie en a tellement passé, que chez elle, bien sûr, les soins de beauté ne peuvent lui rendre toute sa jeunesse d’antan. Mais franchement, elle a rajeuni de 10 ans. Ils ont même un spray pour les pneus à la fin.
Quelque chose qui hydrate, qui pénètre le derme, qui adoucit les rides…
Elle fait maintenant 2016, à tout casser.
Le dernier employé qui s’en occupe s’applique. Il ne bâcle pas. Et vas-y avec le chiffon (propre…) que je te la sèche, la mignonne, que je te fasse le finish en beauté.
Et maintenant... le dilemme.
Toute mon éducation aux « humanismes », à l’universalisme, aux valeurs d’égalité et de reconnaissance à autrui pour tout service rendu et en particulier pour un travail bien fait, me remontent.
Que faire ! J’ai grandi ainsi, à l’école de la tolérance et du pluralisme, du « merci » et de la gratitude à toute personne qui vous a servi avec honnêteté et bonne volonté, sans aucune distinction, de sexe, de religion, de couleur. C’est presque un automatisme.
Et la question est : « Vais-je donner un bakchich à A'hmed ? »
La même qui a surgi en moi, lorsque l’autre jour, le livreur de mes courses au Super, a déposé tout en sueur et essoufflé, mon garde-manger à mes pieds…
Ici, en Israël, c’est un dilemme.
Que va-t-il faire avec mon pourboire ? Innocemment peut-être, j’ai tendance à penser que ce petit geste, peut améliorer nos si douloureux et chaotiques rapports ethniques.
Une discussion avec une parente sur ce sujet, elle-même née en Erets, me revient : « Malheureuse !!! », me disait-elle « Ne fais jamais ça. Rien ne changera dans leur cœur… Au contraire. »
Et moi qui ai appris à croire en l’homme……………!!!
Suis-je, en donnant un surplus à cet homme, pour son travail bien fait, dans le fameux « compatissant avec les cruels », que nos Sages réprouvent ?
Je m’interroge, sans avoir de réponses.
Le 'Hazon Ich, l’érudit et Tsadik incontournable de la deuxième moitié du 20ème siècle, qui dans tous ses responsa, faisait œuvre de ciseleur, d’orfèvre, imbriquant à la fois Halakha - loi juive -, compréhension de l’humain, et soupèsement des conséquences d’un moindre geste, aurait su répondre.
Il aurait même décelé d'où viennent « nos bonnes intentions ». Est-ce que ce pourboire s’impose, ou au contraire, jouera-t-il en fin de compte contre nous ?
Pour ceux qui ne se reconnaissent ni dans le clan des indignés, qui s’offusquent que l’on puisse avoir un geste aimable pour un arabe, même palestinien, ni dans celui des « scandalisés » devant l’impudence d’une telle question - « m’enfin ce sont des hommes, comme tout le monde » -, j’aimerais une réponse digne, humaine et surtout juive.
Et pour cela aussi, j’attends le Machia'h.
Qu’il vienne enfin mettre de l’ordre dans nos esprits confus.