La journée commence bien. J’ai rendez-vous aujourd’hui avec une grande dame.
Elle a très vite accepté de répondre à nos questions, sachant l’impact énorme de Torah-Box sur la communauté juive. Sa seule réserve pour cette interview est sa réticence à toute « publicité ». Elle me demande, si possible, de ne pas rentrer dans des questions personnelles.
Lorsque je lui demande si, pour la présenter, le terme de « la fille de Rav Chajkin » lui convient, elle acquiesce. « Pour moi, c’est très bien », me dit-elle.
Les 3/4 d’heure de trajet qui séparent Jérusalem de Bné Brak passent très vite, et j’ai en tête toutes les descriptions et anecdotes d’Aix-les-Bains que mon mari, élève à la Yéchiva pendant plusieurs années, m’a racontées :
« Quand on voyait Rav Chajkin, on ne pouvait pas ne pas croire en D.ieu ! Son visage lumineux reflétait le Tsélèm Élokim (l'image de D.ieu). Je finissais ma ‘Amida, et je le regardais prier. C’était grandiose. »
Quand elle ouvre la porte et me tend la main, une vague de bienveillance m’enveloppe. Si la vraie grandeur se conjugue avec la simplicité, elle incarne ces deux termes à la perfection.
Il émane d’elle quelque chose de profondément juif. Ni politesse surfaite, ni manières empruntées, ni fausse modestie n’ont entaché cet être : les seules valeurs qui sont les siennes, transmises par un père et une mère d’exception, sont celles de notre Sainte Torah. Rien d’autre n’a fait écran.
Devant elle, on se sent rehaussée, valorisée par un regard qui ne dit que du bien et qui donne toutes les chances. Il n’y a aucune sensiblerie dans ce regard. Il est vrai et vous touche droit au cœur. Il peut faire facilement céder les barrages qui, en général, contiennent les émotions : j’ai bien fait de prendre mes Kleenex…
L’influence de votre papa en France et sur la Yéchiva d’Aix-les-Bains a été incommensurable. Sont sortis d’Aix-les-Bains des centaines d’élèves, dont beaucoup sont devenus des Rabbanim et les cadres du judaïsme francophone d’aujourd’hui. A quoi attribuez-vous ce rayonnement exceptionnel de votre papa ?
Je pense qu’il a beaucoup reçu du ‘Hafets ‘Haïm. Il a été élève à la Yéchiva de Radine pendant 12 ans, et les 7 premières années, il a vraiment côtoyé le ‘Hafets ’Haïm, qui avait à la fois énormément de Ahavat Israël (amour du prochain), de Ahavat Torah (amour de la Torah) et un sentiment de responsabilité envers chaque Juif.
Mon père était complètement imprégné de ces valeurs. S’il voyait un Juif qui transgressait le Chabbath, à la fois par amour pour cet homme et par respect pour les commandements de la Torah, il voulait qu’il garde Chabbath à tout prix. Pour lui, c’était vital. C’est comme si nous, on voyait quelqu’un qui se jetait à l’eau : on l’attraperait de force !
Mon père vivait tangiblement la vérité de la Torah. Et ça aussi, il l’avait reçu du ‘Hafets ‘Haïm.
Si on lui parlait de ses Talmidim (élèves) 20 ans, 30 ans après qu’ils aient quitté la Yéchiva, son visage s’éclairait et il demandait : « Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il devient ? »
Il s’intéressait sincèrement à ses élèves, se souvenait d’eux, de leurs problèmes, de leur famille. « Comment va ton père, qu’est-ce que fait ton oncle ? » Il avait une préoccupation et un intérêt sincère de l’autre.
Le regard de mes parents sur les gens était excessivement bienveillant. Jamais la personne devant eux n’était jugée. Même si la notion de fautes était très grave, et les remontrances pouvaient être très vives, la personne devant eux restait quelqu’un de bien. L'homme gardait son potentiel positif quelles que soient ses actions !
Vos parents avaient très à cœur la Mitsva de pureté familiale et ils ont beaucoup œuvré pour cette Mitsva. Racontez-nous...
Quand mes parents étaient jeunes, le Mikvé était situé dans la petite forêt à l’extrémité du parc de la Yéchiva. Mes parents étaient en charge de son bon fonctionnement. Au début, ils allaient eux-mêmes ramasser du bois.
Maman s’occupait aussi bien du côté technique du Mikvé que de la préparation des futures mariées. Elle enseignait les lois à nombre de dames mariées qui n'avaient pas observé la pureté familiale jusque-là et elle les encourageait dans ce nouveau chemin.
Parfois, elle devait même convaincre des personnes plus âgées, qui pensaient ne plus être concernées par la Tévila (bain rituel), en leur expliquant qu'elles aussi étaient encore tenues de rectifier cette lacune : en se trempant au Mikvé une seule fois, elles pourraient vivre leur vie d’épouse dans la pureté.
Les cas étaient variés, les personnalités aussi, mais Maman savait trouver l'approche qui convenait à chacune. Elle avait aussi travaillé avec une amie sur une brochure au sujet de ces lois. La nuit tard, je me souviens la voyant annoter encore et encore ses écrits sur le sujet.
Dans la famille Chajkin, le Mikvé était « dans l’air… »
Complètement. Et pour nous, les enfants, il faisait partie intégrante de la vie. Bien sûr, sans en comprendre les détails, mais l’importance de la chose était dans l’air. Quand mes parents recevaient des gens de différents degrés de pratique religieuse, ils leur parlaient toujours de Chabbath, Cacheroute et Taharat Hamichpa’ha (lois de pureté familiale). Et mon père insistait beaucoup sur le fait que le non-respect de la pureté familiale est aussi grave que de manger à Yom Kippour.
On voit d’ailleurs qu’à Yom Kippour, un malade, sous certaines conditions, peut manger, alors que cette Mitsva, dans aucun cas, on ne peut la transgresser.
Je me souviens, adolescente, m’être étonnée de la « candeur » de mon père qui était chaque fois bouleversé devant l'ignorance et l'abandon de cette Mitsva par nos frères.
Il pouvait en pleurer, car mon père voyait le fond, le cœur et la foi intègre des gens avec qui il parlait.
À notre tour, une fois au seuil du mariage, on était, nous, leurs enfants, tellement heureux d'être arrivés au stade de l'accomplissement de cette Mitsva.
On dit bien que les mères qui ont brisé la glace pour entrer dans le Mikvé ont donné la force à leurs enfants de rentrer dans le feu de la Méssirout Néfech (don de soi) pour la Torah et les Mitsvot.
Papa a fait écrire sur la stèle de Maman qu’elle a sauvé de nombreuses femmes de la faute. Et c’était surtout à cela qu’il faisait allusion.
Quel message voudriez-vous transmettre à une jeune femme qui serait à l’aube de son mariage ?
Dans le monde actuel, qui est submergé de Touma (impureté), on doit se rendre compte que chaque maison que l’on construit dans laquelle on garde la pureté familiale et où la bonne entente règne, c’est là qu’Hakadoch Baroukh Hou fait résider Sa Chékhina (Présence Divine). Si nous réfléchissons à la grandeur de notre rôle, à la dimension cosmique d’un foyer juif, et que nous avons la possibilité de faire une place à D.ieu dans ce bas monde, car Il réside dans la sainteté uniquement, c’est grandiose. Le foyer juif a toujours été le secret de la pérennité du peuple juif.
Nous sommes en plein dans le mois d’Eloul, ‘Hodech Hatéchouva (mois du repentir), et on voit certains Ba’alé Téchouva, qui sont revenus à la pratique du judaïsme, parfois au prix de sacrifices, qui sont confrontés à des difficultés : les enfants ne suivent pas tous la voie des parents, la Parnassa pas facile, les enfants qu’on n'arrive pas à faire entrer dans les établissements scolaires qu’on aurait souhaités. On voit les efforts du ‘Am Israël pour se rapprocher, et, d’un autre côté, le chemin reste ardu. Comment comprendre cela ?
C'est la question bien connue de la souffrance du Juste [cf. entre autres l'introduction du Ramban sur le livre de Job] et c’est une question qui nous interpelle tous.
C’est vrai que, pour les Ba’alé Téchouva qui ont tellement sacrifié pour ce chemin, on a l’impression qu’ils mériteraient d'avoir plus de facilités et de succès. On sait bien que l’on n'est pas à la place d’Hakadoch Baroukh Hou et on ne peut pas comprendre Ses raisons. Et c’est là notre réponse à toutes ces questions : « Hakadoch Baroukh Hou, Toi, Tu sais pourquoi Tu fais les choses et nous sommes convaincus qu’en fin de compte, tout est juste. »
Mon père qui avait passé les affres de la guerre, y avait perdu toute sa famille, ses Maîtres vénérés et vu les Yéchivot disparaître, avait une approche pleine de Emouna Temima (foi parfaite) à ces questions.
Il m’avait raconté ce qu'il avait entendu de la Rabbanite Greineman (la femme de Rav Chmariahou Greineman, un neveu du ‘Hazon Ich).
Jeune femme, après les terribles années de la guerre, apprenant la destruction du Judaïsme européen, voyant les malheureux rescapés, les veuves, Agounot (statut d’une femme dont le mari a disparu sans que l’on ait la certitude de son décès, et qui est donc dans l’impossibilité de se remarier) et orphelins, elle sentait son cœur se briser. Elle était rentrée en pleurs chez son oncle, le ‘Hazon Ich, pour qu'il l'aide à comprendre.
Le Gadol (Grand de la génération) l’a laissé pleurer toutes ses larmes sans l’interrompre et, quand elle a finit, il lui a dit : « Sache ma fille, qu’Hakadoch Baroukh Hou est Av Hara’hamim, Le Père plein de miséricorde. Il est plus compatissant que tout ce qui existe au monde. Si nous, nous pouvons avoir pitié des hommes, ce n’est rien en comparaison de la compassion de D.ieu pour Ses Créatures. Et tout ce que tu vois autour de toi, c’était le plus grand ‘Hessed qui pouvait arriver au Klal Israël (peuple d'Israël). »
Cette femme a passé beaucoup d’épreuves dans sa vie et elle avait toujours les mots du ‘Hazon Ich dans la bouche.
Dans toutes nos difficultés, on sait que c’est le Av Hara’hamim qui les donne, et Lui, Il fait tout pour notre bien ultime. Face au « mais pourquoi ça m’arrive ? », nous ravivons dans notre cœur cette Émouna (foi en D.ieu) que tout vient d’Hachem et tout est bien. C’est un travail continu, celui d’une vie, mais il nous est tellement profitable ! Sans cette Émouna, on ne peut pas traverser le monde. Comme disait mon père : « Heureusement qu’on a Hakadoch Baroukh Hou ! »
Suite de l’interview prochainement sur notre site…
Propos recueillis et écrits par Jocelyne Scemama