L’histoire que je souhaite raconter s’est déroulée il y a 25 ans. Nous étions alors les élèves d’un séminaire réputé de Jérusalem. Comme toutes les jeunes filles de notre âge, nous avions lié des liens d’amitié les unes avec les autres. Certaines filles formaient un groupe, d’autres une paire ; cependant deux filles de notre classe se faisaient particulièrement remarquer pour l’amitié indéfectible qui les unissait : Sarah et Judith. Ces deux filles étaient inséparables, que ce soit à l’école, après les cours, le Chabbath et même pendant les vacances ; si l’on voyait Sarah quelque part, on savait que Judith n’était pas très loin et inversement. Certaines des filles de la classe voyaient dans cette amitié quelque chose d’accaparant, d’autres les jalousaient ; ce qui est certain, c’est que l’amitié entre Sarah et Judith ne laissait personne indifférent.
Un beau jour, Judith arriva en classe le regard terrorisé et le teint blême. Elle nous raconta qu’elle avait reçu la veille au soir une lettre anonyme contenant toute une série de menaces terrifiantes à son encontre. Nous avions peine à le croire, mais elle promit d’apporter la lettre le lendemain afin que nous puissions la lire de nos propres yeux. En effet, lorsqu’elle l’amena en classe, nous fûmes saisies de terreur à la lecture des menaces explicites que celle-ci contenait. Il ne s’agissait pas de simples moqueries ou insultes ; il était question d’intenter à la vie de Judith ainsi qu’à celle des membres de sa famille. Un document qui nous fit froid dans le dos et qui était à transmettre, de toute évidence, aux mains de la police…
Tout ce temps-là, Sarah se tenait aux côtés de son amie, tentant de la soulager. Elle essaya de la rassurer et lui promit de rester auprès d’elle jusqu’à ce que l’affaire soit tirée au clair. Cependant les termes employés dans la lettre auraient pu effrayer un adulte, à plus forte raison plongèrent-ils une jeune fille de 18 ans dans l’effroi total. Sans compter que Judith reçut une seconde lettre puis des appels anonymes… Une voix déformée la menaça des pires choses et lorsque ses parents se saisirent du combiné, eux aussi furent pris d’épouvante.
Pendant ce temps, la direction du séminaire fit tout pour aider Judith. La psychologue de l’établissement l’invita à se confier et les services sociaux furent alertés. Les menaces contre Judith devinrent le sujet de conversation au séminaire pendant plusieurs jours. Une semaine passa, les menaces continuaient ; Judith n’était plus que l’ombre d’elle-même. Jusqu’à ce qu’un jour… Elle n’adressa plus la parole à Sarah. Plus du tout. La rupture fut si brutale qu’il ne fut pas une seule personne pour ne pas la remarquer. Sarah tenta de parler à Judith, mais celle-ci s’éloigna d’elle comme si un démon s’était approché d’elle… Finalement, l’affaire explosa pendant l’une des récréations : alors que Sarah essayait une fois de plus de parler à Judith, celle-ci effectua un violent mouvement en arrière tout en hurlant : « Si tu t’approches encore une fois de moi, j’appelle la police ! »
L’incident fut relayé dans tout le séminaire. Les professeurs qui n’avaient pas vu ni entendu la scène furent mis au courant, ainsi que les élèves des autres classes. Pour tous, c’était désormais clair : c’était bien Sarah qui se tenait derrière les menaces reçues par Judith. Pour nous, c’était l’incompréhension : pourquoi Sarah, la meilleure amie de Judith, aurait-elle commis un acte pareil ? Qu’est-ce qui justifiait une telle haine meurtrière ?
Tout ce temps, les rumeurs allaient bon train. Judith fut absente plusieurs jours, tandis que Sarah elle aussi rata beaucoup de cours. Certaines affirmèrent que la famille de Judith avait fait appel à un détective privé, que Sarah avait subi un test au détecteur de mensonges, que les résultats étaient mitigés, etc. Bref, nous n’en savions pas vraiment plus, mais ce qui était certain, c’était qu’à leur retour en classe, Judith et Sarah ne se parlaient plus. Leur amitié n’était plus qu’un souvenir.
Bien que rien ne permettait d’inculper Sarah de manière absolue, dans l’esprit de toutes, ce fut elle qui fut désignée comme la coupable. Trop d’indices semblaient converger pour indiquer que c’était elle l’auteure des menaces adressées à Judith ; de toute manière, nous n’avions aucune autre piste probable, sans compter le fait que personne – ni parmi les élèves ni parmi les professeurs – ne prit la peine de prendre officiellement sa défense. Certaines allèrent même jusqu’à y apporter leur propre explication : « Il fallait bien que cette amitié malsaine se termine d’une manière ou d’une autre… », commentèrent-elles, l’air expert.
* * *
Le temps passa mais n’effaça pas les cicatrices laissées par cette histoire. Tandis que Judith se lia facilement d’amitié avec d’autres filles, Sarah pour sa part fut écartée du reste de la classe. Certaines continuaient malgré tout de lui adresser la parole, mais il était clair que personne n’allait s’aventurer à devenir l’amie d’une fille qui avait été capable de formuler de telles menaces, qui plus est à sa meilleure amie. D’une adolescente pleine de joie de vivre, sociable et appréciée, Sarah se renferma sur elle-même, devint solitaire et mélancolique.
Une année passa puis une autre. Les filles de notre classe commencèrent à se fiancer les unes après les autres, puis arriva le tour de Judith. Toute la classe assista à son mariage, sauf évidemment Sarah. À son tour, celle-ci se fiança quelques mois plus tard. Quand je compris que presque personne n’avait l’intention de répondre à l’invitation à son mariage, je décidai de faire quelque chose. J’appelai les filles de la classe les unes après les autres pour les convaincre de venir assister au mariage de Sarah. Je les suppliai d’accomplir la Mitsva de réjouir une Kalla, qui plus est une pauvre fille comme Sarah. J’insistai sur la gravité de causer de la honte à son prochain et je conclus en rappelant que nous n’avions de toute manière aucun preuve formelle contre elle… Si mes autres arguments avaient parfois trouvé une oreille attentive, il se trouve que le dernier point évoqué n’était pas des plus convaincants, à leur goût en tout cas… Au mieux, on ne me répondait pas, au pire, on me demandait comment j’osais remettre en question ce qui apparaissait être une évidence.
Qu’importe, presque toutes les filles – sauf Judith que je n’avais pas pris la peine d’appeler – se laissèrent convaincre par le reste de mon argumentaire et à la fin de la soirée, nous pûmes dire que nous venions d’accomplir la Mitsva de réjouir une Kalla solitaire de la plus belle manière qui soit.
Quelques mois après, je me mariai à mon tour.
Sarah fonda un foyer exemplaire. Elle donna naissance à sept enfants assez rapprochés et semblait avoir retrouvé quelque peu la sérénité qui lui avait fait défaut depuis le fameux incident avec Judith. Je le savais car il se trouve que nous habitions dans le même quartier. Bien que nous nous trouvions à deux extrémités, il nous arrivait parfois de nous rencontrer au parc ou chez le médecin, où alors nous prenions le temps d’échanger quelques paroles. À chacune de ces rencontres, je ne pouvais m’empêcher de me poser les mêmes questions : Sarah se souvenait-elle encore de ce qu'il s’était passé au séminaire ? Était-elle oui ou non l’auteure des menaces proférées contre Judith ? Souffrait-elle encore de la terrible solitude qui s’en était suivie ? Regrettait-elle son acte ? Toutes ces questions se bousculaient en moi sans que je n’ose rien lui en révéler. Et sans que je n’y trouve réponse.
* * *
Les années passèrent. Nos enfants respectifs grandirent, les garçons entrèrent en Yéchiva et les filles au séminaire. Un jour, je reçus un appel de Sarah :
« Chalom Muriel, comment vas-tu ?
- Très bien merci, et toi ?
- Grâce à D.ieu, tout va bien. Je t’appelle parce que nous avons reçu une proposition de Chiddoukh pour notre fils et il se trouve que la jeune fille en question est dans la même classe que ta fille. Comme je sais que tu connais bien sa mère, j’aurais aimé si possible que tu nous renseignes un petit peu à leur sujet.
- Avec plaisir, de qui s’agit-il ?
- D’Odélia, la fille de Déborah qui était avec nous en classe au séminaire.
- (Silence) La fille de Déborah ? Euh… Très bien, laisse-moi vérifier cela pour toi. »
Je me pressai de raccrocher. Je sentis une vague de sueur froide m’envahir. Déborah, c’est ma meilleure amie depuis le collège. Il fallait absolument que je l’empêche de s’empêtrer dans une telle affaire… Oui, mais comment faire ? Se souvenait-elle de la fameuse histoire qui s’était déroulée avec Judith ? Était-ce moi qui devais le lui rappeler ? Et surtout… comment trahir Sarah, qui avait placé en moi toute sa confiance pour que je la renseigne ?
Quand mon mari rentra le soir du travail, il me trouva seule assise au salon, pâle comme un linge.
« Que se passe-t-il ?, me demanda-t-il.
- Sarah m’a appelée pour me dire qu’on lui a proposé pour son fils Odélia, la fille de Déborah.
- Et ?
- Et je ne pense pas pouvoir laisser ma meilleure amie se lier avec une telle famille.
- Tu veux parler de ce qu’il s’est passé lorsque vous étiez au séminaire ?
- Oui. C’est de cela dont je veux parler.
- Tu ne penses pas que suffisamment de temps est passé depuis et que les gens ont peut-être changé ?
- J’en suis certaine, mais je sais aussi que je ne peux pas laisser faire certaines choses.
- Écoute, on ne nous a pas proposé sa fille à nous , que je sache. Déborah sait très bien qui est Sarah, elle se souvient tout comme toi de ce qu’il s’est passé et si elle décide malgré tout de répondre favorablement à la proposition, en quoi cela te pose-t-il problème ? Si en revanche, elle considère que cela ne leur convient pas, elle répondra non, un point c’est tout.
- C’est là tout le problème : Déborah a accepté !
- Parfait, cela veut dire qu’en dépit de cette histoire vieille de 25 ans, ton amie a décidé de tourner la page et de répondre favorablement à Sarah. Penses-tu avoir le droit de t’immiscer dans cette décision ?
- Mais Déborah est la femme la plus extraordinaire que je connaisse ! Elle a fondé une famille exemplaire, pourquoi devrais-je laisser ma meilleure amie s’empêtrer dans de telles histoires ? Pourquoi sa fille devrait-elle se retrouver à vivre toute sa vie avec une telle belle-mère ? Tu ne crois pas qu’elle mérite mieux ? »
Sur ce, nous changeâmes de sujet.
Mais de mon côté, cette affaire ne me laissa pas de répit. J’étais bien trop perturbée pour rester les bras croisés. Dès le lendemain, je proposai à Déborah de venir boire un café à la maison et j’en profitai pour aborder le sujet. « Tu ne devineras jamais qui m’a appelée pour prendre des renseignements sur Odélia.
- Ah oui, qui donc ?
- Sarah, qui était avec nous en classe, tu t’en souviens ?
- Oui parfaitement, d’ailleurs je me suis déjà renseignée et ai transmis mon accord pour une première rencontre.
- Parfaitement ? demandai-je lentement et avec insistance.
- Oui. Je sais très bien ce dont tu veux parler et malgré tout, j’ai donné mon feu vert.
- Je crois que nous ne parlons pas de la même chose. Parce que si c’était le cas, tu n’aurais jamais accepté.
- Si mes souvenirs sont bons, tu es celle qui nous avait toutes convaincues de venir assister à son mariage, que te prend-il soudain ?
- Tant qu’il s’agissait de réjouir une pauvre jeune fille le jour de son mariage, j’étais la première à me porter volontaire, mais de là à aller la choisir comme belle-mère pour ma fille, tu ne penses pas qu’il y ait un fossé ?
- Te rends-tu compte que tu es en train d’essayer de casser un Chiddoukh ? Ça me déçoit de toi !
- Mais enfin, tu as fondé une famille de Torah exemplaire, pourquoi irais-tu te mêler à de tels gens ?! Je le dis pour ton bien Déborah ! Tu es une femme exceptionnelle et ta fille est un excellent parti. Ca me brise le cœur de voir une telle catastrophe se produire sous mes yeux !
- Finissons-en là, si tu le veux bien », dit-elle sèchement, tout en se levant et en se dirigeant vers la porte.
Je courus pour la rattraper : « Déborah ! Ne le prends pas comme ça ! Comprends que je n’agis que pour ton bien ! Comment pourrais-je laisser ta fille mettre les pieds dans cette famille sachant ce que Sarah a été capable de commettre il y a des années ? Tu sais, les gens ne changent pas, Déborah.
- Ah oui, comment en es-tu si certaine ?
- C’est ainsi, un point c’est tout. »
Déborah essaya de prendre une autre direction : « Dis-moi, d’où te vient la certitude que c’est bien Sarah qui est à l’origine des menaces proférées contre Judith ? Au détecteur de mensonges, elle a été déclarée comme disant la vérité !
- Certaines évidences n’ont pas besoin d’être prouvées ! Tu veux que je te dise, toute cette amitié avec Judith était déjà quelques chose d’anormal. Ça ne pouvait que mal se terminer. Et quand on a appris que c’était Sarah qui était derrière les lettres et les appels anonymes, ça ne m’a pas étonnée outre mesure.
- Ah oui ? Et si je te donnais la preuve irréfutable que ce n’est pas elle qui a menacé Judith ?
- Vas-y, si tu en as une !
- J’en ai une.
- Je suis toute ouïe. »
Déborah me dévisagea quelques secondes. Son regard était plein de colère, de douleur et d’encore autre chose que je ne parvenais pas à définir. Soudain, je l’entendis s’exclamer : « Parce que c’était moi !
- Quoi ?! Comment cela ?!
- Oui, c’était moi, tu entends ?! C’est moi qui ai envoyé les lettres, c’est moi qui ai passé les appels ! Sarah est innocente ! Parfaitement innocente ! »
* * *
J’étais complètement sous le choc. Déborah se rassit à table et lentement, courageusement, elle me raconta la période difficile qu’elle avait traversée à cette époque. Comment ne m’en étais-je pas aperçue, me demandai-je en mon for intérieur. Elle me raconta son amitié brisée avec Judith quelques années auparavant, sa jalousie grandissante envers Sarah, ses idées noires, jusqu’à l’acte terrifiant qu’elle avait commis. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu l’accomplir et elle ne se pardonnait pas jusqu’à ce jour. J’écoutai tout cela en silence, comme si un coup de massue venait de m’être adressé.
« Lorsque le détective embauché par la famille de Judith remonta jusqu’à moi, mes parents volèrent tout de suite à mon secours. Tu connais mes parents, ils avaient à la fois les moyens et le statut social pour me tirer d’affaire… Ils m’envoyèrent immédiatement chez une psychothérapeute – la meilleure à l’époque – et en parallèle, ils mirent en garde la direction du séminaire de ne rien révéler à mon propos. Quant à Sarah qui n’avait rien fait, les soupçons retombèrent naturellement sur elle. Ni elle ni ses parents n’avaient la force de se battre pour prouver son innocence. À leurs yeux, le combat était perdu d’avance… Ils furent contents que le séminaire accepte de réintégrer leur fille malgré les soupçons qui pesaient sur elle, sans rien exiger d’autre.
« Tout un établissement fit porter une faute terrible à une jeune fille innocente, Sarah perdit à jamais sa meilleure amie, elle se retrouva au ban de la société, rejetée de tous et personne ne vint à son aide. Et moi, peureuse que j’étais, j’ai suivi le mouvement sans rien révéler pendant toutes ces années. Tu voulais connaitre la vérité ? C’est désormais chose faite », conclut Déborah.
Je ne m’étais pas aperçue que tout en l’écoutant, des torrents de larmes avaient coulé sur mes joues. Dire que j’avais essayé de détruire le Chiddoukh entre le fils de Sarah et la fille de Déborah… Comme si elle n’avait pas subi suffisamment d’injustices… Déborah devina mes pensées : « Muriel, sache que cela fait des années que je me torture l’esprit à cause de cette histoire. Je sais qu’après 120 ans, je devrai rendre des comptes pour le silence que je garde depuis des années. Quand on m’a proposé le Chiddoukh avec le fils de Sarah il y a quelque temps, j’ai d’abord pensé dire non… Puis j’ai réfléchi. Ne serait-ce pas plutôt à elle de refuser… ? Dans quel monde vivons-nous, me suis-je dit, où les apparences sont trompeuses au point de faire passer l’innocent pour le coupable et le coupable pour l’innocent ! Je me suis dit que le minimum que je pouvais faire pour réparer cette injustice, c’était de montrer aux yeux du monde que j’étais prête à marier ma fille avec son fils, même si moi seule sais à quel point ma fille entre dans une excellente famille, avec une très gentille belle-mère.
- Tu exagères, répondis-je. Pas tout le monde n’est au courant de cette histoire !
- Pas tout le monde certes ! Mais je compte sur les bonnes âmes, comme toi par exemple, qui se seraient dévouées pour venir raconter la « triste vérité » à ceux qui se seraient vu proposer de marier leur enfant avec l’un des enfants de Sarah ! As-tu vu quelle énergie et quelle persuasion as-tu déployé pour essayer de m’empêcher de répondre favorablement à Sarah, alors que tu sais à présent à quel point elle ne mérite rien de tout cela ? »
Déborah marqua une pause. Puis elle reprit : « Je prie pour que le Chiddoukh marche et que nos familles soient liées à jamais. Peut-être ainsi pourrai-je réparer un peu du mal que je lui ai fait. Et qui sait, peut-être qu’un jour je parviendrai à prendre mon courage à deux mains pour lui dire la vérité et lui demander pardon ? Pour l’instant, je n’en suis pas encore capable. »
Sur ce, nous prîmes congé.
Toute l’après-midi, j’avais attendu fébrilement le retour de mon mari. Dès son arrivée, je lui racontai ce qu’il venait de se passer. Ma tentative avortée auprès de Déborah, sa réaction, la vérité qu’elle m’avait révélée, tout. Le premier choc passé, il marqua une pause, puis me dit quelque chose qui me surprit totalement : « Sarah t’a demandé des renseignements sur Déborah. Que vas-tu lui répondre à présent ?
- Tu n’essaies pas de me dire que je dois lui raconter ce que je sais de Déborah, tout de même ?
- Tu étais prête à mettre Déborah en garde contre Sarah, pourquoi n’en ferais-tu pas de même avec Sarah, de surcroît concernant celle qui a détruit sa vie ? »
Devant ce dilemme, nous décidâmes d’aller consulter un Rav. En écoutant toute l’histoire, celui-ci parut abasourdi. Il avoua n’avoir jamais eu à trancher un tel cas et demanda à consulter un Gadol. Le lendemain, le Rav nous fit part de sa réponse : vu qu’on avait fait appel à moi pour obtenir des renseignements, je devais à présent dire la vérité, à savoir répondre à Sarah que je possédais des informations compromettantes concernant la mère de la jeune fille en question et que si elle en avait connaissance, elle risquait de refuser le Chiddoukh.
De ma vie, je n’ai ressenti un tel embarras. Puis je me suis ressaisie et ai décidé d’accomplir un acte dont j’ignore toujours ce qui m'a donné le courage de le faire : j’ai appelé Déborah. Je lui ai rapporté les instructions du Rav, tout en essayant d’être la plus délicate mais aussi la plus honnête possible : « Il est vrai, ai-je commencé, que de ton côté, tu accomplis un geste d’une grande noblesse qui fait probablement office de compensation, cependant il n’est pas certain que ce soit tout à fait correct envers Sarah. Mets-toi à sa place : peut-être n’aurais-tu pas souhaité te retrouver en famille avec celle qui, quelque part, aurait détruit ta vie ? Pour ma part, je suivrai les instructions du Rav à la lettre et ne dirai à Sarah uniquement que je possède des informations à même de lui faire reconsidérer sérieusement la proposition. Je ne voulais pas le faire derrière ton dos et c’est pourquoi je préfère te le dire d’emblée. »
Après quelques secondes de silence qui me semblèrent être une éternité, Déborah déclara : « Tu sais quoi ? Je t’en suis infiniment reconnaissante. Bien qu’à mon sens, elle risque de mettre un terme au Chiddoukh, je pense sincèrement que c’est la meilleure chose à faire. »
* * *
Et c’est ce que je fis. J’appelai Sarah, m’excusai d’avoir pris tant de temps, pris mon courage à deux mains et déclarai : « Sarah, je possède une information concernant le passé de Déborah qui, si tu venais à en avoir connaissance, aurait pour conséquence que tu refuses le Chiddoukh.
- Une information du passé de Déborah ? Cela ne peut être qu’une seule chose.
- (Silence)
- C’est elle qui a envoyé les menaces de mort à Judith, n’est-ce-pas ?
- (Silence)
- Je m’en doutais. Merci de me l’avoir confirmé. »
S’ensuivit une conversation qui dura plus de deux heures. À cœur ouvert, Sarah me raconta tout, les menaces, les soupçons, la réaction de Judith, puis la rupture, la mise au ban et la solitude jusqu’à aujourd’hui. Elle me raconta combien cet évènement avait bouleversé sa vie et lui avait fait perdre toute confiance dans le genre humain. « Tu comprends, me dit-elle à la fin, certaines personnes se font broyer dans l’indifférence la plus totale, sans aucun moyen de défense. C’est ce qui m’est arrivé, et j’ai souffert toutes ces années dans l’ombre. » Avant de raccrocher, Sarah me remercia pour ce que j’avais fait et promit de ne jamais révéler que c’était moi qui l’avait mise au courant à propos de Déborah.
Lorsque deux semaines plus tard, je reçus l’appel de Sarah qui m’annonça que son fils se fiançait avec la fille de Déborah, je ne pus réprimer un cri d’étonnement… Elle accepta de me raconter la suite des évènements : après notre conversation, elle décida d’appeler Déborah pour lui demander de la rencontrer en privé. À l’abri des regards, Sarah affirma à Déborah qu’elle avait de sérieux soupçons contre elle au sujet des menaces adressées à Judith des années auparavant. Sarah me raconta que Déborah éclata alors en sanglots incontrôlables. Elle avoua de suite son méfait. Elle demanda pardon à Sarah, lui expliquant qu’elle se trouvait à cette époque dans une mauvaise passe, qu’elle était rongée par la jalousie et qu’elle s’était alors allée à commettre le pire des méfaits, qu’elle regrette sincèrement jusqu’à aujourd’hui. Elle ajouta qu’elle s’était ensuite prise en main, qu’elle avait entrepris une longue thérapie et avait complètement changé avec le temps, pour devenir la personne normale et équilibrée qu’elle est aujourd’hui.
Sarah écouta ce long monologue en silence. « Et qu’en est-il de moi ? » répondit-elle finalement, en pleurant silencieusement. « Je n’ai rien eu besoin d’ajouter », me confia Sarah. « Tout était là, dans mes pleurs. La colère, l’impuissance, le sentiment d’injustice supporté depuis tant d’années. Puis j’ai compris que le choix m’appartenait. Celui de tourner la page et de pardonner ou au contraire de continuer à alimenter ma rancœur. Bizarrement, le fait de refermer ce chapitre, qui plus est avec celle-là même qui m’avait causé tant de mal, fut pour moi la meilleure des thérapies. La plus belle des victoires, je dirais même. Je voulais te dire que tu ne dois éprouver aucun sentiment négatif, car tu as fait le meilleur des choix en consultant un Rav et en suivant ses instructions. Tu m’a permis de panser une plaie qui m’accompagnait depuis longtemps. Je t’en suis infiniment reconnaissante. Et ne crains rien, je ne révèlerai jamais que c’est toi qui m’a fait comprendre par allusion la vérité sur Déborah.
- Laisse-moi te surprendre, répondis-je. C’est Déborah qui m’a donné la permission de le faire. Avant de t’appeler, je l’avais appelée elle en premier… »
* * *
Finalement, les deux jeunes se sont mariés, dans la joie et l’allégresse. Les belles-familles semblent s’entendre à merveille. Déborah est restée ma meilleure amie et grâce à ce mariage, Sarah a commencé lentement à regagner l’estime des gens. Tout le monde se dit que si Déborah l’a choisie pour belle-mère de sa fille, c’est que finalement… Dans quel monde vivons-nous…
Quant à moi, mis à part la leçon d’humilité que j’ai tirée de cette histoire, j’ai aussi appris l’importance de juger tout un chacun favorablement, même quand tout semble converger pour l’accuser… Les apparences sont souvent… trompeuses. Ah et j’allais oublier : pardonnez, car finalement c’est à vous que vous rendrez le plus grand des services !