Mon premier souvenir d’enfance est mon premier jour d’école. J’étais élève de CP dans une école de la ville de Kharkov en Ukraine.
Toutes les petites filles étaient accompagnées jusque dans la classe par leurs deux parents. Les miens m’ont laissée dans la cour, où ils ont cru bon de m’informer qu’ils se séparaient.
Papa est parti immédiatement, et Maman a elle aussi tourné les talons avant que la traditionnelle cérémonie d’ouverture de l’année scolaire ne commence. Je suis restée seule, petite fille abandonnée au milieu d’une multitude de parents et d’autres enfants.
Depuis ce jour-là, j’ai vécu avec ma mère, ma grand-mère et mon grand-père, la sœur de ma mère, son mari et leurs deux fils, soit trois familles dans un appartement de soixante mètres carrés. « Logement surpeuplé » est une expression élégante pour définir notre mode de vie.
Mon grand-père m’avait appris que j’étais juive, mais mon judaïsme se réduisait à l’idée qu’il y a un D.ieu unique et qu’il faut manger des Matsot à Pessa’h. Je savais aussi qu’il était interdit de dire que nous étions juifs. Plus tard, j’ai compris pourquoi.
Cela s’est passé le jour où un enfant de ma classe a vu dans le journal de bord de l’institutrice qu’il était inscrit « Juive » pour ma nationalité. Il sautait entre les enfants avec le cahier dans les mains en criant « Anna est juive ! »
Ce fut le top départ d'une campagne de harcèlement terrible.
Avec le temps, je ne supportai plus ces harcèlements. À partir du CM2, j’ai commencé à sécher les cours. Je restais assise des heures à la bibliothèque. Personne ne faisait attention à moi. Papa habitait à Moscou, Maman était centrée sur elle-même et sur toutes sortes d'entreprises qu’elle n’arrivait pas à concrétiser. Je traînais beaucoup au bord du fleuve ou au marché, je regardais déambuler les passants, puis je rentrais à la maison comme après un jour normal d'école en apparence.
Un jour, vers la fin de l’année scolaire, la directrice m’a attrapée à la bibliothèque, et, après enquête sur mon dossier, a décidé que je redoublerais mon CM2.
Je n’eus d’autre choix que de tout raconter à Maman. Elle a alors acheté des chocolats et une bonne saucisse, et est arrivée le lendemain à l’école pour amadouer la directrice.
Celle-ci a pris les chocolats et la saucisse au prix exorbitant, mais est restée sur ses positions : « Elle redoublera son CM2 ».
La dernière issue était d’appeler Papa. Il est arrivé de Moscou le jour-même, avec des arguments plus convaincants que les chocolats et la saucisse : 50 dollars. La directrice était peut-être antisémite, mais sa cupidité était plus forte que sa haine des Juifs.
J’ai dû retourner en classe et continuer à faire face aux harcèlements et aux abus à cause de ma judéité.
* * *
Un beau jour, après une récréation pleine d’attaques, l’un des enfants qui me harcelaient le plus s’est approché de moi dans le couloir et a commencé à se moquer de moi à haute voix. Ses paroles ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. En désespoir de cause, j’ai poussé sur lui une chaise qui se trouvait à portée de main.
Il a dévalé tous les escaliers et s’est cassé le bras.
Personne n’était témoin, car c’était la fin de la récréation. J’ai vu des professeurs courir vers lui et j’ai fui. Mon cœur battait violemment, dans l'attente que quelqu’un de la direction vienne me chercher en classe me punir, mais personne ne vint.
Le lendemain, j’ai vu le garçon avec un plâtre. Il n’avait rien dit à personne.
Tout son entourage racontait qu’il avait trébuché et s’était ainsi cassé le bras. C’est ce qu’il avait raconté. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il ne m’avait pas dénoncée. C’était un miracle à mes yeux.
À partir de ce jour, il a cessé de me maltraiter, mais les abus des autres enfants n’ont cessé d’augmenter. Il n'y avait pas une récréation où quelqu’un ne me collait pas une étoile de David dans le dos, ou bien me frappait puis se mettait à courir. À chaque fois, ils me lançaient des boules de neige, délibérément, pas pour rire, mais de façon carrément brutale, au point de mettre ma vie en danger.
Je n’en pouvais plus. J’ai décidé d’aller dans une autre école où personne ne me connaissait.
Quand je suis allée m’inscrire, la secrétaire a fait une allusion à Maman, selon laquelle l’école n’était peut-être pas adaptée à moi.
Il s’est avéré que je suis passée de mal en pis. Ils ont très rapidement découvert que j’étais juive, et leur harcèlement a été dix fois plus cruel que dans l’école précédente. Il y avait notamment deux filles qui avaient monté autour d’elles une véritable équipe dont le but était de me harceler et de me rendre la vie amère. Elles me volaient mon cartable, mangeaient mon sandwich, étalaient de la colle ou des détritus sur ma chaise. Je n’avais pas de répit.
Et pendant toute cette période, je n’avais pas mon Papa, et même ma Maman n’était pas vraiment présente.
Comme si l’aliénation parentale et la haine sociale n’y suffisaient pas, les abus ont également reçu l'approbation de l’équipe éducative. Le professeur de mathématiques, par exemple, n'a pas eu honte de parler ouvertement de ma judéité et de me faire délibérément échouer. Avec un tel aval, il était clair que la violence était devenue acceptable et même souhaitable.
* * *
J’étais l’enfant la plus solitaire au monde. Malheureusement, je n’avais pas de lien avec le Créateur, et j’étais même loin de soupçonner Son existence.
Malgré ce contexte, j’ai terminé l’école primaire avec de bonnes notes, et j’ai même continué au collège avec les dents serrées. J’étais la Juive qui représentait tous les autres, et ça les excitait.
J’ai demandé à mes parents d’assister à la fête de fin d’année, afin qu’ils soient fiers de moi. Mais Maman me répondit qu’elle avait à faire et Papa répondit évasivement « qu’il verrait ».
Eh bien, tout comme mon premier jour d’école, je me suis retrouvée seule, sans personne, sans mes parents.
Les larmes m’étranglaient, chaque élève était appelé individuellement pour recevoir son diplôme de fin d’année, puis recevait ensuite l’accolade chaleureuse de ses parents.
L’appel est arrivé à mon nom. Je suis montée sur l’estrade avec un visage sombre, je pris mon diplôme, puis je vis une silhouette qui m’appelait et m’acclamait dans la foule.
C’était mon Papa ! Il était venu tout exprès de Moscou. J’ai été complètement surprise ! Je suis descendue de l’estrade et ai moi aussi reçu l’étreinte paternelle que je méritais.
* * *
Lorsque j’ai eu 17 ans, nous avons reçu de la visite de notre famille d’Amérique. C’était des rescapés de la Shoah qui avaient fui l’Ukraine et gagné les États-Unis par miracle.
Il y avait la tante de Maman, et ses deux filles qui ne s’étaient jamais mariées. Elles n’avaient aucun lien avec leur judaïsme, tout à fait comme moi.
Pendant plusieurs jours, nous avons fait des excursions dans la région, ce qui a créé entre nous des liens qui ont perduré après qu’elles furent rentrées en Amérique.
Un jour, ma tante me dit que je devrais voyager en Amérique pour une visite de retour. Si j’avais répondu favorablement à son offre, je n’aurais probablement jamais retrouvé ma judéité. Mais la Providence divine m’envoya une amie qui m'a suggéré d'aller en Israël pendant six mois pour participer à un camp visant à encourager l'Alyah.
« Tu auras tout le temps d’aller en Amérique, me fit-elle remarquer. Va plutôt passer six mois en Israël, et après tu iras voyager où tu veux ».
Je me suis retrouvée toute seule à Jérusalem, un peu apeurée au début, mais avec le recul, ce fut le meilleur moment de ma vie. Notre groupe de filles a parcouru le pays, et a réellement fusionné comme une même famille.
Quand est arrivé le temps de retourner en Ukraine, il était absolument sûr à mes yeux que ma place était ici, et rien qu’ici.
Mais mon histoire ne s’arrête pas là. Je garde le meilleur pour la fin, comme on dit.
* * *
Vers l’âge de 22 ans, ont commencé à affluer des propositions de Chiddoukhim, de garçons autochtones ou émigrés d’URSS.
Je reçus une proposition sans beaucoup de détails, si ce n’est que le garçon était originaire de Kharkov.
Cela était loin de me séduire, bien au contraire. Je n’avais pas de très bons souvenirs de Kharkov, et je souhaitais avoir plus de renseignements.
Il s’est avéré qu’il s’appelait Moché (Micha), qu’il avait fait son Alyah avec ses parents, qu’il apprenait la comptabilité, et qu’il était un garçon fin et gentil.
C’était somme toute peu d’informations, mais je décidai d’accepter le Chiddoukh.
Je l’ai rencontré avec ses parents. Il a évoqué la Yéchiva où il étudiait et son adaptation en Erets. Ses parents m’ont fait une excellente impression. C’était une famille à l’inverse exact de la mienne : des gens chaleureux, liés et soucieux de leur enfant. Exactement la famille que j’aurais voulue pour moi-même.
Vers la fin de la rencontre, nous avons parlé de Kharkov. « On m’a dit que tu es né à Kharkov », lui demandai-je.
« Oui », répondit-il.
Je m’enquis de son adresse, qui était peu éloignée de la mienne.
« Quand as-tu découvert ton judaïsme ? », me demanda-t-il.
« Je l’ai toujours su. Mon grand-père me répétait toujours que nous étions juifs, qu’il n’y a qu’un seul D.ieu et qu’il faut manger des Matsot à Pessa’h.
- Et vous mangiez des Matsot à Pessa’h ?
- Non. Et vous, vous mangiez des Matsot à Pessa’h ?
- Pas du tout. Je n’ai su que j’étais juif qu’à l’âge de 12 ans.
- Et comment l’as-tu appris ?
- C’est toute une histoire. À l’école, il y avait une petite fille juive que tout le monde tourmentait. Un jour, je l’ai insultée à haute voix, et elle m’a envoyé une chaise dessus, qui m’a fait dévaler tous les escaliers. J’ai failli m’évanouir ».
Il n’a pas fait attention, mais j’allais moi-même m’évanouir.
Il continua donc son histoire : « Je suis allé à l’hôpital, et ils ont rapidement prévenu mon père. Quand je suis revenu à moi, j’étais déjà plâtré. Papa m’a demandé ce qui s’était passé, et je lui ai dit qu’une fille m’avait jeté une chaise dessus et que j’avais dévalé les escaliers. Papa, qui était professeur, ne s’est pas offusqué. Il a demandé pourquoi la petite fille m’avait ainsi repoussé et si je ne l’avais pas provoquée. Je lui ai dit que je l’avais embêtée parce qu’elle était juive, et que tous les élèves faisaient de même.
Papa s’est assis sur mon lit et s’est tu. Puis, je l’ai vu faire les cent pas. Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait soudain.
Il s’assit à nouveau sur le lit, ouvrit sa bouche, puis la referma. Il était évident qu’il hésitait.
Soudain, il commença à parler. Tout d’abord, il me félicita de lui avoir dit la vérité. Puis il m’expliqua que j’avais fait du mal à quelqu’un, en plus à quelqu’un que tout le monde embêtait déjà et qui, pour finir, n’était coupable de rien. Puis il se tut et je pensais qu’il avait fini, mais il se releva et a recommencé à aller et venir dans la pièce. J’ai compris qu’il était toujours perturbé par la même chose qu’avant de me parler.
C’est alors qu’il s’est assis et m’a dit : « À part ça Micha, toi aussi tu es juif ».
J’étais abasourdi. J’avais la chair de poule. Une nouvelle aussi extraordinaire sans aucune précaution préalable ! Au début, je l’ai prise comme la pire chose qui m’ait été donnée à entendre de toute ma vie. Et puis, soudain, je me suis souvenu que Papa parlait beaucoup des Juifs, notamment après l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir. Il parlait des centaines de milliers de personnes qui émigraient en Israël, dont une partie était juive, mais une autre le simulait. À l’encontre de l’opinion générale, Papa disait que les Juifs sont le peuple élu, le peuple le plus intelligent et le plus ancien au monde. Des choses de ce genre.
« Sais-tu qui était Moché ? » Papa m’explique que c’était le dirigeant du peuple juif lors de la sortie d’Égypte vers sa liberté. « Tu es nommé sur lui ».
Non seulement j’étais juif, mais je portais le nom d’un leader juif ! C’était un peu « trop » pour moi…
Ce ne fut que le début. De retour à la maison, j’ai entendu Papa expliquer à Maman la discussion que nous avions eue ensemble. Maman était très émue. A posteriori, il s’est avéré que j’étais la seule raison qui retenait mes parents d’émigrer en Erets Israël. Mes parents avaient peur de me bouleverser en me révélant ma judéité, alors ils avaient gardé le secret toute ma vie.
Je suis retourné à l’école. Papa m’avait interdit de parler de la petite fille. J'ai donc raconté que j’étais tombé dans les escaliers. Six mois après, sans rien dire à personne, nous avons pris nos affaires et sommes montés en Israël.
* * *
« Voilà mon histoire, me dit Micha. J’imagine être la seule personne au monde qui soit « devenue » juive en se cassant le bras. Étonnant, non ? »
Tout le temps du récit, j’étais restée assise avec la tête baissée, n’arrivant pas à en croire mes oreilles, et essayant de cacher mes larmes.
« Tu connais le nom de la petite fille qui t’a fait tomber dans les escaliers ? », demandai-je.
Il haussa les épaules : « Laisse-moi réfléchir… Non je ne me souviens pas ».
« Eh bien son nom était Anna. Anna Forman. »
Il me regarda d'un air absent. Je lui dis alors : « C’était moi !!! »
Voilà toute l’histoire. Cette pichenette dans les escaliers a poussé une famille entière vers son judaïsme et son Alyah en Israël. Aujourd’hui, nous avons quatre enfants qui étudient dans des institutions torahiques.
Une fois par an, quand nous lisons dans la Haggada de Pessa’h les mots « d’une main puissante et d’un bras vigoureux », nous nous souvenons de notre propre sortie d’Égypte.