La nuit du Séder s’appelle aussi : Leïl Chimourim. Étrange. Si vous allez à la supérette de votre quartier en Israël et que vous demandez des boîtes de conserve, c’est le même mot de Chimourim que vous utiliserez.
Comme son nom l’indique, la boîte de conserve, conserve. Longtemps. Hermétique, solide, incassable, compacte, les aliments qu’elle contient ont été pasteurisés à plus de 110 degrés pour tuer les micro-organismes, mais surtout, l’idée de génie de son inventeur M. Appert - confiseur de métier qui a vécu à la fin du 18ème siècle - est d’avoir compris que c’est mis sous vide que les aliments vont ainsi perdurer indéfiniment. C’est cela le secret des conserves : pas d’air, pas de contact avec l’extérieur, fermeture complètement étanche, sans fuite possible et donc, une date de conservation illimitée.
Mais toutes ces propriétés sont d’abord celles de la nuit du Séder, qui est sans nul doute l’agent conservateur le plus puissant du peuple juif.
Et maintenant, aux travaux pratiques...
« Franchement, tu crois que Pessa’h tient sur ces détails ? »
Ce « 'Hol Hamo'ed Pessa'h », je me suis trouvée dans une réunion familiale en Israël, malheureusement pour les Chiv’a d’une tante, entourée de cousins et cousines dont la pratique religieuse ne dépasse pas le « traditionaliste light ». Il y avait sur la table des boissons et des petites friandises. Une parente m’a gentiment demandé pourquoi je ne prenais rien. Situation embarrassante. Je déteste me présenter comme plus juive qu’elles et que n’importe qui en général. Mais tout le monde a compris que le problème de Cacheroute était la cause de ma retenue.
Comme nous étions en famille, et que nos rapports sont plus qu’amicaux, une de mes cousines ‘Hilonit (laïque) m'a demandé sans détour, mais avec une pointe d'irritation : « Franchement, tu crois que Pessa’h tient sur ces détails ? Moi je suis d’ accord pour faire le Séder en famille, manger des Matsot, mais excuse-moi, je ne crois pas que cette excessive minutie dans la Cacheroute soit si importante ! La fête c'est bien au-delà... » Elle me disait en fait, que sans être orthodoxe, on pouvait tout aussi bien respecter l'esprit de la fête et que notre façon presque « obsessive » de concevoir le respect des ‘Hagim ne rendait pas spécialement la tradition attrayante.
Oui, une fermeture sous vide conserve mieux !
« Il faut comprendre », lui ai-je répondu, « que derrière ces précautions se trouve un véritable souci de transmission. » Sans cela, dans une attitude « indulgente », « tolérante », « ouverte », jamais cette chaîne n'aurait pu tenir 3000 ans, et perdurer plus vivante que jamais ! Ce n’est que grâce à une légifération précise et minutieuse, comme un code, un mot de passe transmis de père en fils scrupuleusement, que l'on fête encore aujourd’hui le Séder dans les règles de l’art. Si l’on avait été plus « accommodants », plus « permissifs », en quelques générations, très vite la transmission se serait dissoute et serait tombée dans l'oubli. Le propos n’est pas de dire que celui qui s’impose une Cacheroute plus pointue, transmettra mieux. Bien sûr que non. Mais il est évident que le sérieux avec lequel on traitera la tradition laissera une marque indélébile sur notre descendance. Je connais un Juif qui ne mangeait pas Cachère toute l’année, mais à l'approche de Pessa’h, il commandait tout dans une épicerie Laméhadrine. Est-ce cette préoccupation sincère et ce sérieux à accueillir respectueusement la fête, y donnant une crédibilité maximum, qui lui a valu qu’aujourd’hui toute sa descendance porte Kippa et étudie en Yéchivot (et en séminaires) ? Qui sait ?!
Un homme témoignait à la radio lors des émissions de Yom Ha’atsmaout, qu'en 1958, 10 ans seulement après le jour de l'Indépendance d'Israël, il se souvenait qu’on ne dansait déjà plus aussi spontanément dans les rues et que les explosions de joie des premières années s'étaient déjà estompées. À peine dix ans avaient passé, et l'enthousiasme s’était déjà atténué. Comment après plus de 3300 ans, on raconte la même Haggada, on fait les mêmes gestes, on chante les mêmes chants, on boit de la même façon et surtout on attend cette soirée unique avec la même impatience ? Parce que la chorégraphie de cette nuit est d'une précision incroyable et qu'elle exige de ne pas en bouger. Et si l’on en a bougé, si on a ouvert le couvercle, émis un doute sur la véracité de la soirée, il y a de fortes chances de se retrouver bien vite à proposer à ses invités le soir du Séder le choix entre la Matsa à droite et le ‘Hamets à gauche. Pourquoi pas ? Si le père de famille va raconter à ses enfants que tout cela s'est passé il y a fort longtemps, qu’on n’est pas vraiment sûr que ça ait eu lieu ainsi, et qu’aujourd'hui on le fait sans engagement, sans obligation mais comme un joli rituel familial, tout le monde comprend que de cette façon, le soir du Séder se vide de toute signification et que nos enfants et petits-enfants très vite ne comprendront plus l'intérêt de cette cérémonie.
L'immense force du Séder : sa crédibilité
Tout le rituel du Séder, dans ses moindres détails, fait écho à la nuit originelle de la sortie d'Égypte et, respecté dans les règles, il donnera à notre descendance une identité ineffaçable : l'appartenance à ce peuple différent, digne de prodiges, qui perdure jusqu'à aujourd'hui. Personnellement, cette soirée-là, à laquelle mon père tenait tant, était l'une des cordes les plus solides de ma fragile identité juive. Cette nuit si insolite, mes petits camarades d'école ne la connaissaient pas, ne la fêtaient pas et elle me rendait différente d'eux, irrévocablement.
C’est sans doute là que se trouve l’infranchissable fossé entre la tradition juive authentique et les mouvements réformateurs. Ces derniers veulent qu’on les considère comme un courant légitime du judaïsme, tout en ne s’engageant pas à garder « jalousement » le code secret et à le transmettre intact aux générations futures. Même une recette de chocolat ou une boisson prisée possède ses secrets et son savoir-faire, transmis dans une tradition ancestrale aux membres d'une même famille ou d’une même congrégation.
Allez essayer de changer un ingrédient à la formule du Coca-Cola ou à la fabrication d’un whisky écossais et vous m’en direz des nouvelles ! Alors que dire des précautions à prendre avec les composants de la transmission d’un patrimoine millénaire... « Handle with care », non ?
Cette nuit de conservation porte si bien son nom. Intacte, sans aucune influence extérieure, préservée de l’érosion du temps et des modes, elle traverse les générations avec le même goût, inaltéré, comme depuis la première nuit de notre délivrance, il y a plus de 3 millénaires.
Il fallait le faire ! Bon Pessa’h Chéni à tout Israël !