Lorsqu’il était sur le point de se marier, Rav Shneour Kotler, Roch Yéchiva du Beth Midrach Gavoha, rendit visite à son vénérable grand-père, Rav Isser Zalman Meltzer, pour recevoir ses Brakhot (bénédictions) avant le mariage. On peut imaginer le profond sentiment de reconnaissance éprouvé par le Rav Isser Zalman à ce moment-là après avoir mérité d’avoir un petit-fils aussi distingué et avoir échappé à la destruction des communautés juives d’Europe. Il était sur le point de fonder son propre foyer de Torah, et son cœur s’emplit de joie. Après avoir donné à son petit-fils ses Brakhot les plus sincères, Rav Isser Zalman se leva pour l’accompagner, alors qu’il était sur le point de partir en Amérique, où le mariage devait être célébré. Il sortit et descendit quelques marches avec Rav Shneour, puis s’arrêta, lui dit au revoir et rentra immédiatement à la maison.
Certains membres de la famille interrogèrent Rav Isser Zalman sur ces adieux abrupts. Pourquoi n’avait-il pas accompagné son petit-fils plus longtemps, comme il le faisait avec ses autres invités ? La réponse du Rav Isser Zalman est si révélatrice. Elle traduit sa vertu et combien nous devons faire preuve de sensibilité envers les sentiments des autres.
Il cita une Guémara (Méguila 28a) : « Les élèves de Rav Zéira lui avaient demandé pourquoi il avait mérité de vivre si longtemps. Quels actes particuliers avait-il accomplis pour qu’on lui accorde une telle longévité ? L’un de ses mérites était : "Je ne me suis jamais réjoui des revers de mon ami." » Pourquoi, se demandait Rav Isser Zalman, est-ce une qualité ? Si un homme se réjouissait de l’adversité de quelqu’un d’autre, il serait considéré comme un Racha’, un mécréant. Comment ceci pouvait alors être considéré comme un mérite pour la longue vie de Rav Zéira ?
Rav Isser Zalman expliqua les propos de Rav Zéira : lorsque quelqu’un d’autre traversait des difficultés, il ressentait tellement la douleur de celui-ci au point de ne pouvoir se réjouir lors de ses propres occasions joyeuses. Ses sentiments à l’égard des souffrances d’autrui étaient si profonds qu’il ne parvenait pas à se réjouir de ses événements joyeux. C’est le sens de : "Je ne me suis jamais réjoui des revers de mon ami". Je ne me suis jamais réjoui de mes propres Sma’hot (joies) lorsque mon ami était en proie à de graves difficultés.
Le Tsadik conclut : « Lorsque je sortis pour accompagner mon petit-fils, sur le point de prendre la route et de célébrer son mariage, je pensais à tous les Juifs tués pendant le ‘Hourban (destruction) qui ne pourraient pas voir leurs petits-enfants s’avancer sous la ‘Houppa, alors je n’ai pas accompagné mon petit-fils plus de deux pas pour m’associer à leur douleur de ne pas pouvoir vivre une telle joie. »
Dans la même veine, lorsqu’Hachem bénit Sarah Iménou d’un garçon après de si longues années d’infertilité, de nombreuses autres femmes ont été bénies d’enfants, de nombreux malades guéris de leur maladie, de nombreuses prières de pauvres exaucées, et il y eut beaucoup de réjouissances dans le monde (Rachi, Béréchit 21,6). Pourquoi Hachem a-t-Il accompli tant de Yéchou’ot (délivrances) pour les autres ? Par quel mérite ?
Rav Avraham Pam explique qu’Hachem savait que Sarah ressentait la douleur de chaque personne souffrante, et savait qu’elle ne pourrait profiter de son propre bonheur tant que d’autres souffraient. Il apporta des délivrances à de nombreuses autres personnes pour que la joie de Sarah Iménou soit complète.
Nous trouvons les noms des dix fils de Binyamin : Béla, Békher, Achbel, Guéra, Naaman, E’hi, Roch, Moupim, ‘Houpim et Ard. Quel est le sens de ces noms curieux ? Pendant toutes ces années où Yossef était parti, son jeune frère Binyamin l’avait constamment à l’esprit. On trouve dans chacun de ces noms une connotation de tristesse liée à Yossef. Béla (Livlo’a - avaler), il a été avalé parmi les nations. Békher (Bé’hor - premier-né), il a été le premier-né de sa mère. Achbel, Hachem l’a placé en captivité. Guéra (Guèr), il vivait dans des résidences temporaires, loin de chez lui. Naaman (Na’im - agréable), il était particulièrement agréable. E’hi (A’hi - mon frère) et Roch (tête) : il est mon frère et ma tête. Moupim et ‘Houpim : il n’a pas assisté à mon mariage, ni lui au mien. Ard : il est descendu dans les nations du monde (Sota 36b).
Le Rav de Poniovitz, Rav Yossef Chlomo Kahaneman, remarque combien nous devons nous émerveiller de la manière dont Binyamin a ressenti la douleur de son frère. Il avait constamment à l’esprit la disparition de son frère. Au cours de toutes ces années où Yossef était absent, il n’a jamais oublié la tragédie, et a constamment espéré et prié qu’il reviendrait, au point qu’avec la naissance de chacun de ses fils, une grande joie personnelle, il s’est souvenu de ce malheur en nommant chacun d’eux d’après cette perte.
Rav ‘Haïm Chmoulévitz voyait les choses sous un autre angle. Le fait que Binyamin déplorait que son frère ne pût participer à son mariage est compréhensible, car cela tempérait son propre bonheur. Mais qu’il se lamentait de ne pouvoir participer au mariage de Yossef est totalement différent, car ici, il ressentit que le bonheur de son frère en était affecté, au point qu’il nomma son fils ‘Houpim pour s’en souvenir constamment.
Rav Baroukh Frankel Toumim, le Baroukh Ta’am, Rav de Leibnick, avait conclu un Chidoukh de l’un de ses fils avec la fille d’une famille aisée. Quelques jours avant le mariage, les futurs beaux-parents se trouvaient à Leibnick et rendirent visite au Rav. Lorsqu’ils le saluèrent, ils le trouvèrent d’humeur morose et il ne parla pas beaucoup. Ils redoutaient qu’il ait des doutes sur le Chidoukh, et ils lui posèrent la question. Le Rav répondit qu’il était parfaitement content du Chidoukh. Simplement, un membre de sa communauté était malade et les médecins ne pouvaient pas grand-chose pour lui.
Voyant à quel point il était troublé, ils étaient persuadés que le malade était l’un des piliers de la communauté. « Est-ce un Rav ou un Roch Yéchiva ? Ou peut-être l’un des riches de la communauté ? », s’enquirent-ils.
« C’est le cordonnier de la ville », répondit le Rav.
« Nou, nou, répondit le futur beau-père. Parce que le cordonnier est malade, on gagne à être si contrarié ?! »
« Maintenant je veux rompre le Chidoukh, affirma le Rav. Si on peut être tellement insensible au point de ne pas ressentir la douleur du plus simple Juif, alors ce Chidoukh n’est pas pour nous. »
Pendant la Première Guerre mondiale, lorsque le ‘Hafets ‘Haïm et sa famille fuirent Radin, la Rabbanite, épouse du ‘Hafets ‘Haïm, remarqua un soir que son mari dormait à même le sol. Le matin, elle l’interrogea à ce propos et il répondit : « Un bon nombre de Juifs ont été déracinés de leurs maisons. Un grand nombre d’entre eux n’ont même pas de toit sur leur tête ou de lit pour dormir. Comment puis-je profiter du confort d’un lit lorsque mes frères et sœurs souffrent ? »
Comment survivons-nous en exil, en particulier en cette période de turbulences ? Comment le Klal Israël a-t-il survécu au cours des générations, une brebis isolée entourée par soixante-dix loups ? Bien sûr, c’était lié la Hachga’ha (Providence) du Ciel et au pouvoir de la prière. Mais il y avait un autre facteur-clé en jeu.
Lorsque Yossef s’est finalement révélé à ses frères, nous apprenons qu’il « se jeta au cou de Binyamin son frère et Binyamin pleura sur son cou » (Béréchit 45,14). Rachi explique que Yossef a pleuré sur les deux Temples qui se trouvaient dans la portion de Binyamin et qui seraient détruits au final, et Binyamin pleura sur le sanctuaire de Chilo, qui se trouvait sur la terre de Yossef et serait détruit à l’avenir. Après toutes ces années d‘absence et étant enfin réunis, on aurait pensé que Yossef et Binyamin seraient en extase. Or, ils étaient là, à pleurer une tragédie qui n’avait pas encore eu lieu. Pourquoi ?
Les tribus ont ouvert la voie pour toutes les générations à venir en exil. Ce qu’ils ont fait, c’est une leçon de survie pour nous tous. Yossef et Binyamin ont réalisé que ce moment allait les conduire à descendre tous vers l’Égypte, avec leurs familles. C’était le début de l’exil. Dans ce cas, le seul moyen d’endurer l’exil est de vivre en unité et de ressentir la douleur de l’autre. En réalité, la souffrance de l’exil allait unir le Klal Israël qui allait percevoir les besoins de ses frères et s’aider mutuellement.
Le monde est un grand livre de morale. En observant ce qui se passe autour de nous et en y réfléchissant, nous pouvons progresser considérablement dans notre spiritualité. Dans le passé, la politique était basée sur des principes, une croyance réelle sur la meilleure méthode pour diriger un pays. Il y avait certes des différences d’opinions et même des mots durs employés contre des opposants lorsqu’on argumentait sur la voie à choisir. Puis, des années plus tard, on entendit qu’avant de grandes élections, chaque parti menait des recherches approfondies. Pourquoi ? Sur la manière de servir au mieux ses électeurs ? Non. Ils tentaient de déterrer autant de saleté pour embarrasser et dévaloriser l’opposition.
De nos jours, nous ne pourrions imaginer que les deux partis sont membres d’une même union et œuvrent ensemble en vue d’améliorer la situation du pays. Ils manifestent un tel mépris l’un pour l’autre. Pas un jour ne s’écoule sans que des accusations ne soient portées contre l’opposition, et les médias sont trop heureux d’attiser les flammes de scandales fabriqués et de trivialités. C’est une « politique d’égout » se présentant sous son pire jour, et lorsque vous pensez qu’ils ont atteint le fond, ils parviennent à accéder à un niveau encore plus bas. Bien sûr, ceci a un impact très négatif sur les citoyens. Non seulement leur sérénité en est compromise, mais cela a apporté un manque de confiance total dans le gouvernement et les politiciens. Et nous qui observons à quel point cette brèche dans la société est répugnante, nous devons nous conduire à l’extrême opposé, en rejetant cet égoïsme affreux et en promouvant l’A’hdout, l’unité.
Combien de temps passons-nous à penser aux besoins de nos amis, de nos voisins, et des membres de notre communauté ? Et si nous y avons réfléchi, combien sommes-nous prêts à investir pour faire quelque chose ? Il y a tant de gens dans le besoin aujourd’hui, sur le plan financier ou en recherche de Chidoukh. Certains ont des difficultés à élever leurs enfants, et très souvent, une aide extérieure peut s’avérer salutaire pour eux. Certains ont des problèmes de santé et pourraient bénéficier d’une aide. D’autres se sentent isolés socialement et pourraient profiter de gestes d’amitié. Et nombreux sont ceux qui voudraient une oreille attentive pour partager leur souffrance.
En répondant à l’appel et en agissant, nous pouvons faire beaucoup pour aider nos frères à survivre cet exil. Par ce mérite, nous raccourcirons l’exil en faisant venir rapidement la Guéoula (délivrance).
Rav Yitzchok Tzvi Schwarz/Yated