Pourquoi la Torah dit-elle, lors du premier compte des enfants d’Israël, après la sortie d’Egypte, avant même la construction du Tabernacle du désert : « Quand on les comptera, il n’y aura pas de fléau sur les enfants d’Israël » (Exode 35,2) ? Quel lien entre le compte et le fléau ? D’ailleurs, le compte était effectué de façon indirecte : chaque membre masculin du peuple – riche ou pauvre – devait verser la même somme, un demi-sicle ! Ainsi, d’après le total, le nombre des enfants d’Israël était connu. Peut-on imaginer un aspect négatif dans un compte ? On sait, d’ailleurs, que dans la tradition juive, on préfère ne pas compter, et si l’on effectue un compte (de biens, des enfants), on évoque le « mauvais œil », qu’on cherche à repousser, et dont on veut se protéger ! Le compte entraînerait-il une conséquence négative ? Cela mérite une réflexion !!
Analysons, dans un premier temps, le terme « Mispar – מספר » (chiffre). Ce terme implique à la fois l’unité et l’infini, puisque les nombres sont illimités. Dans deux versets des Psaumes qui se suivent, le terme Mispar est compris dans ces deux sens : « Il suppute le nombre des étoiles et connaît leurs noms à toutes ». C’est évidemment la dimension de l’infini, et le verset suivant dit : « Son intelligence est incalculable (sans nombre) » ( Psaumes 147, 3-4). Pourquoi existe-t-il, ainsi qu’on l’a analysé précédemment, un danger dans le nombre ? En soi, il implique la possibilité pour l’unité de se multiplier, et c’est l’exact opposé du Créateur, qui ne saurait se multiplier. Il y a opposition absolue entre infini apparent, dépendant du compte, et l’Infini absolu que l’on ne peut pas compter. La Création implique un compte, un nombre, un pluriel. Au deuxième jour de la Création n’est pas exprimé le terme « ki tov » (c’était bien), car ce jour-là, le « pluriel » a été inclus, et devenu existant. Ici réside le danger : donner au pluriel une valeur. Toutes les croyances sont polythéistes car elles sont soumises aux nombres. Quand quelqu’un se félicite de son abondance de biens, de sa richesse, de sa réussite, le danger est qu’il oublie d’où lui vient cette abondance, ce succès. C’est ce que signifie l’expression : « contre le mauvais œil ». « N’oublie pas Qui t’a procuré ce succès ». Si on attribue ses succès à sa propre valeur, cela risque d’éveiller un jugement : « Es-tu sûr de mériter ces succès ? » C’est le sens de l’expression : « Cela risque de conduire à la question du bien-fondé de ces réussites ». Le pluriel n’est justifié que si on le reconnaît comme provenant de l’Un.
Au niveau du créé, le compte n’est nullement négatif. Au contraire, il implique une idée de purification. L ‘expression hébraïque pour exprimer le compte traduit cette idée : “Et vous compterez pour vous” (Lévitique 19,2) à propos du compte du ‘Omer. De même, il est dit pour la femme qui se libère de son impureté : « Elle comptera pour elle sept jours » (Lévitique 15, 28). Le compte des sept semaines du ‘Omer a également pour but une libération des 49 degrés d’impureté qui avaient souillé les enfants d’Israël en Egypte. Aujourd’hui, de même, dans une prière qui suit le compte de l’Omer, nous demandons à être purifiés, chaque jour. Le compte effectué pour une purification rejoint l’idée, proposée précédemment, qu’il s’agit de dominer l’élément pluriel, matériel, de se débarrasser des scories de la matière qui empêchent la proximité avec l’élément spirituel, avec le Très Haut qui ne saurait dépendre d’un chiffre. Il est le Chiffre de l’univers, le véritable Ein-Sof (Illimité). Pour le Juif, le but de l’existence est de se « libérer », de se purifier, pour nous permettre d’imiter la Source de toute pureté, le Saint Béni soit-Il : « Soyez saints, car Je suis saint » (Lévitique 25.8).