Dans la Torah écrite, deux passages de générations sont décrits de façon précise : la transmission d’abord du rôle du Grand-Prêtre Aaron, à son fils, avec toutes les prérogatives attachées à cette fonction, sans aucune réserve. Eléazar va continuer avec Moché à fonctionner, après la mort décrite de son père. La seconde transmission, elle aussi annoncée, sinon réalisée, dans la Torah est le transfert des responsabilités de Moché à son adjoint, Yehochoua, qui va diriger le peuple d’Israël à la suite de la mort de Moché Rabbénou. Ce sont les deux seuls cas explicites de transfert de responsabilités personnelles dans la Torah. Pour Aaron, il est dit que, sur l’ordre de l’Eternel, Moché le dépouilla de ses vêtements sacerdotaux, et les fit revêtir à Eléazar, son fils (Bamidbar 20,25 et 28). A propos de Yehochoua, l’Eternel dit à Moché de l’appeler, de mettre ses mains sur lui, et ensuite de le mettre en présence d’Eléazar, de toute la communauté, et de lui transmettre « de sa majesté ». Et le texte conclut ainsi : « Moché prit Yehochoua, le mit en présence d’Eléazar, le Cohen, de toute la communauté, imposa ses mains, et lui donna ses instructions » (Bamidbar 27, 22-23). Deux cas de transfert de responsabilité sont ainsi présentés, l’un étant un héritage familial (pour les « Cohanim ») et l’autre un héritage spirituel.
Cela nous invite à réfléchir de façon précise à ce que l’on appelle aujourd’hui, en français, le « passage du témoin », expression empruntée au langage du sport. Le passage d’une génération à l’autre, l’héritage spirituel est-il une avancée ou un recul ? Le Midrach dit que si la figure de Moché Rabbénou était comparable au soleil, celle de Yehochoua pouvait être assimilée à la lune qui, elle, reçoit sa lumière du soleil. De plus, la période du Tanakh est une période où la relation prophétique avec la Transcendance était chose banale. Mais, à partir d’Ezra et des Sages de la Kenesseth Haguedolah, la Sagesse qui implique un éloignement plus grand de la proximité avec le Créateur a remplacé la prophétie. Le Sage a certes une supériorité sur le prophète, par l’effort qu’il fait pour se rapprocher de la Vérité, mais, fondamentalement, il est inférieur au prophète. La chute continue avec les Sages du Talmud, les Tanaïm, Sages de la Michna, qui pendant près de 6 siècles, furent les porteurs de la Tradition orale, et leurs successeurs, les Amoraïm, rabbins de la Guemara, leur sont inférieurs, dans leur rapport avec la Sagesse. Les Gueonim, par la suite, pendant près de 600 ans, les Richonim, durant 5 siècles environ, et les Aharonim, depuis à peu près 450 ans, continuent ce que la tradition nomme : « Yeridat Ha-Dorot », « baisse spirituelle » des générations. Que l’on comprenne bien : il ne s’agit en aucun cas – ce qu’à D.ieu ne plaise – d’une descente éthique, d’une insuffisance morale, mais d’un éloignement de la compréhension de la Parole divine. Ainsi, les Amoraïm peuvent discuter entre eux mais pas rejeter l’enseignement des Tanaïm. De la même façon, les Aharonim (« derniers ») peuvent se contredire à leur niveau, mais ils doivent accepter – ou tenter de comprendre – les Richonim. Le Rav de Brisk peut à notre époque s’acharner à comprendre les intentions du Rambam, Maïmonide, l’un des parangons des Richonim. Il y a donc une baisse dans l’entendement, mais pas dans le lien avec le Créateur.
Chez les savants, dans le domaine scientifique, il est évident qu’il n’y a aucun recul essentiel. La science des Grecs, quelque intelligente que fut leur philosophie, est inférieure aux progrès marqués par le Moyen-Age. Le 18ème siècle vit un grand développement des découvertes scientifiques, mais le 19ème et le 20ème siècle, ont transformé, scientifiquement et médicalement, la vie de nos contemporains. Les découvertes de l’électricité, des chemins de fer, de l’aviation, de l’électronique ont changé totalement la face de l’univers. Alors, « recul des générations » dans la perspective de la Torah, « progrès gigantesques » dans le domaine scientifique ? Est-ce là le tableau réel de la vie sur notre planète ?
C’est au regard de l’Eternel qu’il faut scruter l’éphémère pour avoir une lecture exacte de la réalité. Les secrets de la Nature peuvent être découverts progressivement, et nous rapprocher d’une signification extérieure de l’univers ! Progrès certes, mais vers quel horizon ? L’humanité ne peut-elle progresser qu’à la condition d’une difficulté essentielle, qui consiste à l’éloigner de la pureté originelle ? Ici se situe le véritable nœud de la Création : le progrès scientifique ne s’inscrit pas dans un cadre d’assurance. Le critère de la positivité de cette évolution sera la relation avec l’Un, avec l’Infini, avec la transcendance. Il y a, incontestablement, au niveau de l’individu une baisse, un recul depuis Adam Ha-Richon, mais ce qui est essentiel, c’est la rencontre avec l’Eternel. Les progrès matériels permettent à l’humanité d’avancer, mais ce ne sont que des succès qui s’inscrivent dans l’instant et pas dans l’Eternel. Il importe de ressentir constamment dans quelle perspective l’Histoire progresse. Le passage des générations n’est réellement significatif, selon la Torah, que dans la mesure où il prépare et annonce la proximité de l’époque messianique.