Connaissez-vous Genève ? Ses quais, son lac, ses jardins, ses haies coupées à l'équerre. La ville est une carte postale, impeccablement dessinée, bijou scintillant à la pointe du Léman. D’aucuns diront un brin trop figée mais personne ne peut contester le charme discret et cosy de la ville la plus internationale d’Helvétie. Et si, un peu trop bien nourrie, on l’accuse de n’avoir donné naissance à aucun révolutionnaire, aucun génie, sachez que Lénine s’est attablé à l'un de ses bistrots, Le Landolt, et que sur la table en bois à laquelle il était accoudé, son nom est resté gravé jusqu'à aujourd’hui. 

Mais c'est un fait que pour les bourlingueurs dans l’âme, les aventuriers, les assoiffés d’émotion forte, Genève est un peu trop sage, un peu trop « ronronnante ». 

Eh bien la ville paisible de Rousseau a donné naissance aux deux thèmes d’épouvante les plus célèbres du 20ème siècle. A croire que le désœuvrement engendre parfois de bien étranges créatures.

Il pleut, on prend la plume…

En 1816, Mary Shelley et d’autres jeunes artistes anglais, dont le poète Lord Byron, se trouvent en villégiature dans la ville suisse, mais l’été n’en est pas un. Il pleut sans cesse et même Cologny, petit hameau de rêve sur les coteaux du Léman - où ils ont loué la très belle villa Diodati -, est triste à pleurer. Pas de randonnée dans les bois, pas de cueillette de mûres et pas de promenade en barque !  

Lord Byron lance un défi pour tromper l’ennui. Chacun à son tour devra inventer une histoire de fantômes, l’écrire et la lire aux autres. On élira la meilleure. Un vrai passe-temps pour intellectuels. Et là, sous le crépitement de l’averse contre les vitres, enfermés à contrecœur, 2 thèmes complètement iconiques de la littérature fantastique vont naître en 3 jours : Frankenstein et Dracula. 

John William Polidori, un des participants, posera les bases du roman de Dracula, la chauve-souris incarnée qui vampirise ses victimes. La jeune Mary Shelley, elle, invente l’histoire d’un jeune docteur suisse, Mr Victor Frankenstein, féru de science, de chimie et de philosophie qui va réussir à donner la vie à une créature. La bête échappera au contrôle de son maître et son aspect repoussant ne lui attirera pas que des amis. Dépitée, déçue par le genre humain auprès duquel elle aura cherché désespérément amour et reconnaissance, la créature deviendra violente et dangereuse, finissant par se retourner contre son créateur.  

A force d’adaptations cinématographiques, on donnera par erreur le nom de « Frankenstein » au monstre alors que c’est bien celui du jeune professeur dans le roman de base.

 

Rien de moins sûr que demain

Disons-le, l’exil du peuple juif dans les pays d’Europe de l’Est est un traumatisme sans fin qui a abouti sur la plus grande catastrophe que l’humanité ait jamais connue. Mais 'Am Israël, dans ses pérégrinations, a toujours pu compter sur la sagesse et la piété de ses bergers, et ceux-ci ont eu recours à mille subterfuges pour protéger leurs brebis.

Au 16ème siècle, les Juifs sont tolérés sur certaines contrées de l’Europe de l’Est, mais restent ballotés au gré du bon vouloir des autorités locales, qui selon leurs humeurs se montrent tantôt bienveillantes, tantôt irascibles, obligeant les populations à reprendre le bâton de l’errance. Rien n’est moins sûr que le lendemain pour ces communautés qui sont à la merci des caprices du « Paritz », du gouverneur local. C’est sur ce terrain mouvant que certains dirigeants spirituels, saints, érudits et initiés à la Kabbale, auraient décidé de créer un humanoïde pour défendre leur communauté sans cesse menacée. 

Cette créature, ce Golem, de la racine hébraïque G-L-M, signifiant masse informe, état brut, obtenu en mélangeant eau et argile, aurait reçu le souffle de vie soit à partir d’un parchemin inséré dans sa bouche et contenant le Nom sacré, soit par l’écriture sur son front des lettres d’un des noms de D.ieu. Les deux éminents Rabbanim qui auraient fabriqué un tel être seraient le Maharal de Prague (savant, éminent kabbaliste, versé dans les sciences profanes et sacrées), mais surtout - bien que moins connu -, le Rav Eliahou Chem Tov de Kelm. Son petit-fils et son arrière petit-fils, le 'Hakham Tsvi (Rabbi Tsvi Ashkenazi) et le Ya’avets (Rabbi Ya'akov Emden), rapportent l’événement comme totalement véridique et se demandent même si une telle créature comptait pour un Minyan de 10 hommes rassemblés à la prière !!! Obéissant aux ordres de son maître, la créature devait garantir la sécurité des Juifs et démanteler les complots fomentés contre eux, comme les fausses accusations de meurtre rituel. 

Rabbi Ashkenazi rappelle que son père lui racontait l’histoire du Golem depuis sa plus tendre enfance, et particulièrement le fait que la créature avait pris des dimensions surnaturelles. Le Rav, craignant qu’il ne devienne dangereux, avait dû s'en débarrasser en décollant le nom de D.ieu qui était apposé sur son front. Il fut blessé au visage par la créature avant de la faire revenir à la poussière. 

 

Dans la synagogue du Maharal à Prague, la Alte Neue Schule, jusqu'à aujourd’hui, on peut voir une porte condamnée sous les combles, qui renfermeraient les restes du Golem…

Quand le scientifique devient un dieu…

C’est une évidence, Frankenstein est une adaptation « romantisée » et romancée du Golem. Les célèbres frères Grimm (antisémites notoires) avaient intégré le récit du Golem à leur recueil, à la sauce germano-horrifique, et il est plus que probable que Mary Shelley, femme de lettres, l’ait lu. N’oublions pas qu’elle est également le produit de cet arrogant début de 19ème siècle, fier de ses découvertes scientifiques, qui s’imagine qu’il va découvrir le secret de la vie au bout de son microscope. Nous sommes à une époque charnière où le mot « science » est en train de remplacer celui de « religion ». Tout l’appareillage de notre quotidien moderne prend sa source à cette période : de la machine à coudre au timbre postal, de la locomotive à vapeur au premier moteur à combustion, de la chaise du dentiste à la dynamite… Même l’aspirateur sera breveté en 1899 !

Le thème biblique de la Création de l’homme par D.ieu est en train de glisser subrepticement vers celui de la création de l’homme par… un autre homme. Le Professeur Victor Frankenstein de Shelley est bien un demi-dieu capable de créer la vie. 

Tout est dans l’air en 1816 pour permettre à ce prodige d’avoir lieu. Darwin va faire entendre que la création n’est pas spontanée, ex-nihilo, mais bien le résultat d’une évolution, d’une lutte pour la vie et d’une adaptation au milieu. La Science se targue de répondre à la question philosophique du « comment et pourquoi la vie a-t-elle commencé » et cherche avec conviction la réponse dans ses… éprouvettes !

Shelley fait de son Golem personnel, un monstre de passion, de colère et finalement de meurtre, le vidant totalement de sa mission de « sauveteur » qui est la sienne à la base. Elle garde l’anecdote, l’écorce et jette le fruit.

Supergolem aux USA

Métamorphosé, sublimé, démonisé, le Golem reste une source intarissable d’inspiration et laisse ses traces partout en Occident. Même Superman, l’icône absolue du 20ème siècle, est une des variantes du Golem. 

Alors qu’une ombre grandissante menace le monde, deux jeunes juifs ashkénazes de Cleveland, Jerry Siegel et Joe Schuster, réinventent en 1933 l’homme invincible, le protecteur accompli, relooké façon superhéros de comics américains.

Le Golem est fascinant, car au fil des époques et des cultures qu’il traverse, il se réincarne différemment. Mais chaque fois, il nous repose la question de la création de la vie artificielle, des limites morales de la science, et de l’imminence d’un sauveur de l’humanité. Seuls de rares initiés, versés dans le sacré de la mystique juive et moralement irréprochables, peuvent sonder ce mystère. Ne manipule pas la vie qui veut. Au risque de créer un… Frankenstein!