On parle beaucoup de l’importance de se souvenir des événements passés, et en particulier, récemment on invite beaucoup à se souvenir de la Shoah. Le « devoir de mémoire » est souvent évoqué, et c’est une des raisons pour lesquelles on organise des voyages pour visiter les sites des camps de concentration. Que signifie « devoir » et comment le comprendre et l’analyser ? Le 10 Tévet, jour fixé par le Grand Rabbinat, en Israël, pour évoquer la mémoire de la Shoah, nous invite à réfléchir à ce sujet. Quel lien effectuer entre le « souvenir » et l’élévation de l’âme ?
Il n’est pas question, ici, de nous référer à des considérations métaphysiques qui transcendent le monde sensible. La récitation du « Kadich » comme l’étude de la « Michna » par les parents d’un défunt sont, évidemment, des moyens spirituels, contribuant assurément à l’élévation de l’âme, mais il ne nous est pas possible de percevoir des éléments qui ne s’inscrivent pas directement dans notre lecture concrète. Par contre, les termes utilisés par l’Ecriture sainte pour traduire l’expression spirituelle du souvenir, ces termes sont très riches de signification. On pourrait multiplier les exemples, car la langue sainte de l’Ecriture est chargée de signification, mais, dans le cadre de cette chronique, on se contentera d’illustrer notre propos par l’analyse d’un seul vocable : le sens extrêmement riche et varié du terme « Pakod » qui s’inscrit à la fois dans le registre du « souvenir » et du « compte ».
Dans le texte biblique, d’abord, la Torah utilise le terme « Pakod » pour mentionner un souvenir : c’est ainsi, en premier lieu, que la Torah nous annonce la naissance de Its’hak : « Et l’Eternel se souvint (Pakod) de Sarah… et l’Eternel effectua pour Sarah ce qu’Il avait annoncé, et Sarah conçut et enfanta un fils » (Beréchit 21, 1). Le même mot est employé par Yossef en Egypte, avant de mourir. Il adjure ses frères de le faire enterrer en Erets Israël : « L’Eternel se souviendra de vous et vous fera quitter ce pays pour vous ramener au pays qu’Il a promis à Avraham, Its’hak et Yaacov » (Ibid. 50, 24 et 25). A deux reprises, Yossef utilise ce terme. Le même mot reviendra quand Moché Rabbénou, avant de rencontrer Pharaon, annonce aux enfants d’Israël la promesse de la libération, alors « le peuple comprit que l’Eternel s’était souvenu des enfants d’Israël » (Chemot 4, 30). Moché reprend cette expression, quand il emporte les ossements de Yossef, en rappelant qu’il avait annoncé : « L’Eternel se souviendra de vous » (Chemot 13, 19). A l’inverse, le même mot peut traduire un avertissement sévère. Cela apparaît à deux reprises aussi dans le livre de Chemot : après la faute du veau d’or, l’Eternel avertit le peuple : « (A cause de la faute), le jour où Je me souviendrai, Je me rappellerai leur faute » (Ibid. 32, 34). Le terme « Pakod » est ici utilisé pour exprimer un avertissement sévère. De même, juste après les 13 Articles de Miséricorde, il est encore écrit : « Il se souvient des fautes des pères sur les enfants » (Ibid. 34, 7). L’évocation du souvenir par l’intermédiaire du terme « Pakod » est assurément ambiguë.
A cette ambiguïté de la signification, s’ajoute un autre emploi de ce vocable. Le terme « Pakod » signifie « compter », « énumérer », et est très souvent employé, en particulier, dans ce sens, dans la Torah. Dans les deux recensements des enfants d’Israël, le vocable « Pekoudim » (« nombre ») est sans cesse répété (Chapitre 1 et Chapitre 26 du Livre Bamidbar). La langue sainte, on le sait, est riche de signification et derrière une même racine se rencontrent plusieurs motivations, qui recouvrent un concept unique, qui explique cette diversité. Dans le cas du verbe « Pakod » – qui évoque, on l’a vu, à la fois le « souvenir » et le « compte », une troisième acceptation de ce vocable explique cette convergence et illustre, par l’intermédiaire de la sémantique, la profondeur du langage sacré. « Pakod », en effet, signifie également « ordonner », donner une injonction. L’expression « Pikoudé HaChèm » (Tehillim 19, 9 – les préceptes de l’Eternel sont droits »), à elle seule, suffit pour expliquer et illustrer l’idée essentielle, incluse dans cette convergence sémantique. Se souvenir, c’est assurément compter, prendre en considération, mais cela implique également l’acceptation d’une injonction, d’un ordre. En réalité, ce terme « Pakod » inclut la démarche d’une pensée, chargée de sens : cela peut s’étendre au passé (souvenir), au présent (compter) ou à l’avenir (ordonner). C’est ici que s’inscrit, selon la Torah, le devoir de souvenir, évoqué précédemment. La Torah nous invite à ne pas oublier que nous sommes porteurs d’une tradition, qu’elle s’adresse à tous les membres du peuple, et qu’elle annonce la rédemption. L’hébreu utilise le terme « Pekida » – terme appartenant à la même racine « Pakod » – pour exprimer la promesse messianique. Se rappeler sans nous rattacher à une tradition, c’est vider le sens de l’insertion dans l’Histoire. Selon le texte de la première bénédiction de la Amida, sachons lire, et n’oublions pas : « Il se souvient des mérites des pères, et annonce la rédemption à leurs descendants ». Tel est le sens du « devoir de mémoire » : rattacher le passé au présent et à l’avenir. C’est ici le sens de l’histoire d’Israël.