Notre histoire est celle de notre fille aînée, qui est aujourd’hui une grand-mère avec des petits-enfants. C'était une jeune fille qui excellait en tous points, et arrivée en âge de se marier, elle trouva un excellent parti : un jeune homme brillant et sérieux dans l’étude, originaire de la plus célèbre Yéchiva des Etats-Unis, et qui venait d’une excellente famille.
Nous avons organisé de magnifiques fiançailles et fixé une date pour le mariage. Pendant ce temps, le jeune homme venait nous rendre visite, et tout le monde l’appréciait : c’était un super jeune homme, passionnant, doté de bonnes qualités et d’une personnalité attachante.
Un soir, un mois et un jour avant le mariage, il était au volant de la voiture de son père avec un ami. C'était une soirée enneigée, et il tenta de conduire prudemment, mais à un moment donné, ils passèrent sur une route où le chasse-neige était passé, mais il glissa néanmoins sur une fine couche de glace - ce que redoutent tous les conducteurs.
La voiture glissa, tomba dans un fossé et s’enfonça dans un arbre.
L’ami fut tué sur le coup.
Notre fiancé resta coincé dans la voiture. Les équipes de secours parvinrent à se faufiler dans la voiture et à le sauver. Il souffrait de fractures, mais à part ça, il n’était pas dans un état grave. Mais son ami, comme dit, avait péri tragiquement.
Nous avons bien entendu participé à l’enterrement, car nous avions connu cet ami, avant même que notre fille se fiance. Le père de cet ami priait avec mon mari dans la même synagogue, et nous étions très liés. Ça a été un enterrement triste. Ce n’est pas qu’il existe des enterrements joyeux, mais il y a bien sûr une différence un homme mort sur la fin de ses jours et un jeune homme de 21 ans, mort à la fleur de l’âge sans fonder de famille.
Et à la douleur était associé un sentiment de culpabilité. Moi, personnellement, sentis que tous les regards étaient tournés vers moi. Vous comprenez certainement pourquoi. Notre futur ‘Hatan était en effet responsable de l’accident. Cela intensifia d’autant plus notre douleur, et nous étions en proie à un terrible sentiment de honte.
A la fin de l’enterrement, nous sommes allés le voir chez lui. Il avait un plâtre à la jambe et à la main, mais plus que la douleur de ces blessures, il avait du mal à se remettre de la mort de son cher ami. Il se sentait aussi coupable.
Nous étions tourmentés en rentrant chez nous. Je vis que mon mari prenait très difficilement la chose. Il ne dit pas un mot. Il alla se coucher puis se leva en silence pour aller à la prière, et immédiatement ensuite, se rendit chez son ami, le père de la victime, pour une visite de condoléances.
Lorsqu’il arriva à la maison, je vis dans ses yeux que quelque chose s'était passé.
Il demanda à me parler, et me raconta que dès qu’il entra dans la maison de deuil, le père de la victime le reçut avec une certaine hostilité, s’adressa à lui devant tout le monde et lui demanda : « Tu as l’intention de marier ta fille à un meurtrier? »
Mon mari fut sous le choc. Il voulut répondre que son futur gendre n’était pas un meurtrier, mais qu’il s’était retrouvé dans un accident où il aurait pu lui-même se faire tuer, mais il garda le silence.
Pendant le temps qu’il était là-bas, le père du jeune homme relata aux personnes présentes à quel point notre futur gendre n’avait pas été prudent, et que dès la fin de la semaine de deuil, il ferait appel à un avocat pour que justice soit faite.
Mon mari quitta la maison de deuil et entra chez nous, tout pâle et tremblant. Je lui dis alors : « Tu as bien fait de ne pas lui répondre. On ne peut apaiser un homme en colère. Je pense qu’il va se calmer. »
* * *
Mais il ne se calma pas. Dès la fin de la semaine de deuil, il fit appel à un avocat qu’il chargea d’enquêter sur l’affaire jusqu’au bout.
Comme si cela ne suffisait pas, le père de la victime s’adressa à nouveau à mon mari et insista pour qu’il annule le mariage: « Ta fille est une jeune fille exceptionnelle, pourquoi la marier avec un meurtrier? »
Mon père s’opposa à cette appellation, et argumenta qu’en dépit de la douleur qu’il ressentait, on ne pouvait affubler les gens de telles appellations. Son ami n’en démordit pas, il ouvrit un ‘Houmach et lut les versets liés au « meurtrier par inadvertance » qui est censé se rendre dans une Ir Miklat, une ville de refuge. « Je suis d’accord qu'il n’est pas un meurtrier intentionnel, mais même un meurtrier par inadvertance reste un meurtrier, et en réalité, à l’époque du Sanhédrin, on pouvait le poursuivre et le tuer pour son acte. C’est avec ce genre de personnage que tu veux marier ta merveilleuse fille? »
Alors qu’il continuait à parler, mon mari lui dit alors: « C’est vrai, pourquoi devons-nous en faire un problème ? C'est vrai qu’il n’est pas coupable, mais il a peut-être roulé trop vite, et on a déposé contre lui une plainte civile qui va troubler le début de sa vie, pourquoi ai-je besoin de cette sévérité à son égard? »
Je dois vous avouer que je ne lui dis rien pour contredire ce qu’il disait. En réalité, au fond de moi, je voulais moi aussi me débarrasser de ce mariage. Si vous me demandez pourquoi, la réponse est simple : nous étions (et sommes toujours) une famille américaine bourgeoise et honorable. Nous avions l’habitude d’être estimés, et étions peut-être même l’objet de jalousies. Il ne convenait pas que notre nom soit dorénavant attaché à cette sombre affaire. Rien dans la vie paisible que je menais ne m’avait préparé à cette situation de médisance contre moi. Certainement pas le fait que quelqu’un prétende que notre fille épousait un meurtrier.
Deux semaines et demie avant le mariage, nous avons annoncé au jeune homme et à sa famille que nous avions décidé d’abandonner le Chidoukh et que le mariage était annulé.
* * *
Ma fille se fiança deux mois plus tard avec un autre jeune homme, dont nous avions entendu le plus grand bien, et bien que nous ne puissions le comparer à notre ‘Hatan précédent, il avait suffisamment de bonnes qualités, qui nous conduisirent à penser que c’était un excellent compromis au fait que notre fille avait rompu des fiançailles. Il semblait que tout s'arrangeait pour le mieux.
Mais rien ne se déroula comme prévu.
* * *
Très rapidement, il s’avéra que nous n’avions pas effectué suffisamment de recherches sur la famille du jeune homme. Ses parents étaient difficiles et amers, et le jeune homme avait hérité de ces qualités.
Notre fille nous fit part, dès les deux premiers mois de mariage, de la situation qui empirait. Nous tentions de l’aider autant que possible.
A un moment donné, elle se déconnecta de nous pendant plusieurs mois, qui ont été pour moi les plus difficiles de ma vie. Soudain, je ne pouvais plus avoir de relation avec ma fille ainée, qui était liée si profondément à moi. Mon mari partageait les mêmes sentiments que moi, et souffrit terriblement de cette coupure. Et surtout, nous savions parfaitement qu’elle souffrait, qu’elle n’était pas bien.
Un soir, mon mari me dit: « Pourquoi sommes-nous punis de cette manière ? D’abord, nous avons fiancé notre fille à un meurtrier involontaire, puis nous l’avons marié à un meurtrier intentionnel… »
Or, je pensais en mon for intérieur qu’il se trompait complètement. Nous n’avions jamais fiancé notre fille à un meurtrier par inadvertance, mais avec un excellent jeune homme qui n’avait pas bénéficié d’aide divine, et si une punition nous revenait, ce n'était pas pour avoir fiancé notre fille, mais pour avoir annulé les fiançailles.
La semaine suivante, nous avons reçu la troisième punition. La pire de toutes.
* * *
C'était un soir. Mon mari rentra de la prière en voiture. Il ne fit pas attention à la personne qui traversait la rue sans passage protégé, et la percuta. L’homme fut blessé à la tête et mourut sur le coup.
C’était le Gabbaï âgé de notre synagogue.
Mon mari se transforma en un instant en meurtrier par inadvertance.
Non. Je ne peux décrire par des mots ce que nous vécûmes à ce moment-là. Il suffit de fermer les yeux, de penser ce que mon mari a vécu, ce que nous avons vécu, et comment notre troisième punition s'est déroulée sous nos yeux et ceux des autres, tel un écran géant implacable.
Mon mari redouta de faire une visite de condoléances, mais les enfants du Gabbaï lui téléphonèrent pendant la semaine de deuil pour lui assurer qu’ils ne lui en voulaient pas, que tout provenait de D.ieu, loué soit-Il, qu’il pouvait venir et serait bien accueilli.
Il arriva dans leur maison, et plutôt que de les réconforter, ce sont eux qui le réconfortèrent: il en sortit encouragé d’un côté, mais aussi tourmenté de l’autre : il comprit l’immense différence entre son attitude envers son ancien ‘Hatan et leur attitude à son égard.
Une semaine plus tard, notre fille se présenta chez nous et nous annonça qu’elle ne retournerait plus chez elle, et son mari était au courant.
Nous n’avons même pas osé penser ce que vous pensez maintenant.
Pourquoi nous regarderait-il maintenant après ce que nous lui avions fait? Et pourquoi épouserait-ile une divorcée?
Le tournant eut lieu d’une direction totalement inattendue.
* * *
Le père endeuillé, dont le fils avait été tué dans l’accident, se présenta subitement chez nous et demanda à nous parler, ainsi qu’à notre fille.
« Tout est de ma faute », nous dit-il. « Plutôt que d’accepter le jugement divin, j’ai cherché des coupables sur terre. Plutôt que de comprendre que la mort de mon fils avait été décrétée d’en-Haut, je cherchais une vengeance, à faire payer quelqu’un, et regardez à quoi nous sommes arrivés. J’ai brisé un mariage, fait en sorte que tu épouses un homme méchant, et je ne pouvais voir les choses terribles dont j’étais à origine. Ce n’est qu’après le second accident, lorsque tu es venu consoler les fils du Gabbaï, que j’ai tout compris. J’ai vu la manière noble dont ils t’ont accueilli, ils t’ont consolé au lieu que ce soit toi qui les consoles, ils ont fait des efforts pour te persuader que tout était du Ciel, et soudain, j’ai compris à quel point j’étais éloigné de leur niveau, d’un point de vue moral. Depuis lors, je suis affligé et consterné de voir tout ce mal que j’ai créé, et je suis vraiment profondément déprimé.
« Mais il y a une semaine, j'ai pensé avoir trouvé un moyen de tenter de rectifier mes erreurs. Je me suis adressé directement à votre ancien ‘Hatan, le jeune homme qui avait tué par erreur mon fils : je lui demandai pardon d’avoir voulu prendre la place de D.ieu, en le punissant dans ce monde-ci pour quelque chose qu’il avait commis involontairement. Il me pardonna de tout cœur, comme il vous avait pardonnés, tout comme il n’avait pas tenté de se défendre conte les poursuites dont il était l’objet. Je lui demandai alors s’il y avait une possibilité de rectifier mes agissements. Il se tut un long moment, puis me dit en ces termes: « Il y a une chose que tu m'as prise, et si tu me la rends, il te restera de la monnaie… »
Nous fondîmes tous en larmes à ce stade-là, mon mari, moi et notre fille aînée. Nous ne pensions pas que ce serait si facile et si simple. Il n’était pas nécessaire de réfléchir. Nous observâmes notre fille en pleurs, qui consentit d’un geste de la tête alors qu’elle ne cessait de pleurer, et mon mari dit alors : « N’attends pas. Cours et dis-lui que nous sommes d’accord, sans aucune condition. »
Ils se rencontrèrent à trois reprises pour résumer tout ce qu’ils avaient vécu - ils avaient beaucoup vécu, et au final, décidèrent de se marier.
Toute sa vie, mon mari regretta l’erreur terrible qu’il avait commise. Il avait l’usage de dire, à chaque Yom Kippour: « Pour les fautes que nous avons commises devant Toi délibérément et involontairement » en pensant à sa faute personnelle, car il en avait une interprétation personnelle. Au fil du temps, la famille s’agrandissait, et le bonheur avec, et cette histoire diminua d’intensité, sans toutefois jamais disparaître dans l’oubli.
Mon mari est décédé il y a un an, à l’âge de 85 ans, entouré de nombreux enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. J’ai plus de 80 ans, mais j’ai encore toute ma tête, grâce à D.ieu. Si jusque-là, je redoutais de publier cette histoire de peur d’attrister mon mari, il n’y a dorénavant plus de raison de priver les lecteurs de cette histoire au message puissant.