Un personnage du Livre de Ruth est une figure très énigmatique au point que son nom réel n’est pas clair. On le nomme Ploni Almoni, soit « individu anonyme ». Il apparait dans ce récit comme le parent le plus proche d’Elimélekh [1] qui est décédé et a laissé des terres. En outre, le fils d’Elimélekh, Makhlon, qui est aussi mort, a laissé une veuve, Ruth. A titre de parent le plus proche, Ploni a le droit de racheter le terrain et d’épouser Ruth, assurant ainsi la continuité spirituelle de la descendance d’Elimélekh. Mais il décline cette offre, et le parent suivant le plus proche, Boaz, rachète la terre et épouse Ruth.

La raison pour laquelle il refuse d’épouser Ruth tient à son statut de convertie moabite. La Torah interdit à un Juif d’épouser un converti de Moav. Il existe cependant une tradition en vertu de laquelle cette Mitsva s’applique uniquement aux convertis mâles, et il serait permis d’épouser une femme moabite convertie. Mais certains argumentaient cependant que cet interdit s’appliquait également aux femmes converties de Moav. En effet, même à l’époque du roi David, descendant de Ruth, Doëg Haédomi tenta de prouver par la logique que l’interdit s’appliquait aux femmes moabites également. La controverse s’est finalement estompée lorsqu’Armata ben Yéter a affirmé qu’il existe une tradition du prophète Chémouel : d’après une Halakha LéMoché MiSinaï (une loi donnée par Moché au Sinaï), cet interdit s’applique uniquement aux hommes moabites. Or, à l’époque de la conversion de Ruth, la controverse existait encore, et Ploni ne voulait pas l’épouser, déclarant que sa future descendance serait problématique si elle provenait d’elle. Boaz, le suivant sur la liste pour épouser Ruth, n’avait pas de telles craintes, il épousa Ruth, engendrant ainsi la dynastie de David qui aboutira au final au Machia’h.

Un certain nombre de questions se posent sur les actions de Ploni dans cet épisode. Nous traiterons d’abord la question sur le plan halakhique, puis sur le plan hachkafatique (perspective juive). Première question : quelle était la motivation halakhique de Ploni ? S’il désirait simplement se montrer strict, alors comment Boaz, qui était le géant en Torah de la génération, pouvait se montrer plus permissif ? Deuxièmement, le Rav de Brisk affirme que la raison invoquée par Ploni pour refuser d’épouser Ruth est difficile. D’après lui, la raison qui le retient est que sa descendance sera en péril ; en effet, les enfants nés d’un mariage avec un conjoint qu’il est interdit d’épouser selon la loi juive, auront sans doute l’interdiction d’épouser un Juif. Pourquoi n’a-t-il pas tout simplement argumenté qu’il redoutait d’épouser Ruth en raison de l’interdit potentiel d’épouser une convertie moabite ?!

Le Rav de Brisk répond que la Halakha courante était d’autoriser le mariage avec une femme moabite convertie.[2] Mais Ploni pensait que cette Halakha reposait sur l’interprétation du Beth Din (tribunal rabbinique) des versets de la Torah. Selon un principe halakhique, si un Beth Din plus important est créé, il est en mesure d’annuler les décisions des Baté Dinim précédents. En conséquence, il craignait qu’un Beth Din supérieur revienne sur la décision du Beth Din actuel et interdise le mariage avec une convertie moabite et en conséquence, tous les enfants nés d’une telle union n’auraient pas le droit d’épouser des membres du peuple juif. De ce fait, nous comprenons qu’il n’avait pas peur de fauter, il était permis à l’époque d’épouser une femme moabite, et aucun Issour (interdit) n’était enfreint. En revanche, si un futur Beth Din revenait sur cette décision, alors tout enfant que Ploni aurait eu par Ruth aurait rétroactivement l’interdiction de se marier au sein du peuple juif, d’où sa crainte pour d’éventuelles répercussions négatives sur ses futurs descendants.

Au niveau hachkafatique, la question se pose : Ploni aurait-il mal agi ? Il semblerait qu’il redoutait simplement de causer du tort à ses futurs descendants. Mais nos Sages ne semblent pas si élogieux à son égard. Ils affirment que le terme Almoni est une allusion au fait qu’il a été Ilem (aveugle) aux paroles de la Torah et que sa crainte d’épouser Ruth était totalement infondée.[3] De ce fait, la question se pose désormais : pourquoi a-t-il été perçu aussi sévèrement ?

La clé pour répondre à cette question se trouve dans le Targoum Yonathan qui élucide le sens du terme « Ploni. » D’après le Targoum, le terme « Ploni » désigne un homme privé dans sa manière d’agir.[4] Le Michbétsot Zahav explique qu’il était égoïste et ne voyait aucun intérêt à devenir dirigeant.[5] En conséquence, il ne se préoccupait pas suffisamment de la grande bonté qu’il ferait en rachetant le champ d’Elimélekh et en épousant Ruth. Il s’agissait non seulement de manifester de la bonté envers Ruth, mais aussi envers Elimélekh en ce qu’il offrirait une continuité spirituelle à sa famille. Les kabbalistes affirment également que l’enfant né d’une union avec Ruth était un Guilgoul (réincarnation) de son premier mari Makhlon. Donc, épouser Ruth revenait à restituer une vie spirituelle à Makhlon.

Mais il apparaît que son souci inhérent pour lui-même l’a incité à se tromper dans sa crainte injustifiée de ce qui pourrait se tramer à l’avenir. Un tel souci ne provenait pas de sa crainte divine, car si cela avait été le cas, alors Boaz aurait sûrement eu le même souci ; c’était plutôt le résultat d’un souci pour lui-même.

Tout ceci ne signifie pas que Ploni était un être malveillant, et nous ne voyons nulle part qu’il a été puni pour son refus d’épouser Ruth. En effet, une opinion tient qu’il s’appelait Tov (bon), et puisque le nom d’une personne indique son essence, il apparaît qu’il n’était certainement pas vil, et a peut-être été une « bonne » personne. Cependant, la conséquence de son échec de racheter Ruth est qu’il est destiné à l’anonymat alors qu’il aurait pu, tout comme Boaz, être associé à la grandeur, en devenant l’ancêtre du Roi David et de la lignée du Machia’h. Dans cet esprit, lorsque la Rabbanite Dina Weinberg[6] était interrogée par des individus non-religieux sur la raison pour laquelle ils doivent respecter la Torah, et pourquoi il n’était pas suffisant d’être simplement « un homme bien », elle répondait que dans le judaïsme, il ne suffit pas d’être « bon », il faut s’évertuer à devenir « extraordinaire. » Tov a peut-être été un homme bon, mais il a manqué sa grande occasion de devenir extraordinaire. Cette histoire vient douloureusement nous rappeler de ne pas rejeter nos opportunités personnelles nous donnant accès à la grandeur.

 

[1] Ruth Rabba, 6:2 affirme que c’était le frère d’Elimélekh.

[2] Cité dans Michbétsot Zahav, Ruth, p.116.

[3] Ruth Rabba, 7:7. 

[4] Targoum Yonathan, Ruth, 4:1.

[5] Michbétsot Zahav, Ruth, p.110.

[6] L’épouse du Rav Noa’h Weinberg, zatsal.