Debdou est une petite ville située au nord-est du Maroc, non loin de l'important axe routier reliant Fès à Oujda. Melilla l'espagnole et Tlemcen l'algérienne ne sont guère éloignées de la ville. Les vergers qui l'entourent d'une enceinte de verdure, comme la beauté du paysage montagneux, ne sont pas sans rappeler le paysage du sud de l'Espagne d'où ses habitants étaient originaires, et confèrent un charme tout particulier à cette localité. Comme nous allons le voir, le paysage humain de Debdou mérite lui aussi une attention toute particulière.
Son origine
L'origine de la communauté juive locale remonte, pour autant qu'on le sache, aux dernières années du 14ème siècle. À cette époque, une série de persécutions avaient frappé avec une brutalité inconnue jusqu'alors le judaïsme espagnol, et atteignirent leur point culminant en 1391. Le renforcement du pouvoir chrétien en Espagne aux dépens des musulmans, et les accusations calomnieuses de la part de Juifs convertis au christianisme ont contribué tous deux à mettre en danger la vie des Juifs dans la péninsule ibérique.
À Séville, en Andalousie, le prêtre Fernando Martinez mena durant de longues années de violentes campagnes contre les Juifs. Leurs protestations auprès des autorités, comme les remontrances du roi à son égard, ne firent rien. Durant l'été de l'année 1391, le quartier juif de Séville fut le théâtre d'un pogrom sanglant. Quatre mille Juifs de tous âges furent massacrés en une seule journée, tandis que de nombreux autres se convertirent pour échapper à une mort cruelle. La plupart des vingt-trois synagogues de la ville furent détruites. De Séville, les désordres et persécutions se répandirent à toute l'Espagne et aux Baléares et, par milliers, les Juifs qui en avaient la possibilité, cherchèrent refuge en Afrique du Nord. Beaucoup d'entre eux émigrèrent dans les villes côtières d'Algérie et de Tunisie, et les communautés juives de ces endroits connurent avec leur arrivée un grand essor. Trois grandes personnalités allaient exercer une influence profonde sur l'avenir du judaïsme algérien : Rabbénou Its'hak Bar Chéchet (le Ribach) à Alger, Rabbénou Chim’on ben Tsémah (le Rachbats) à Alger, et le Rav Efraïm Enkaoua à Tlemcen.
Les exilés de Séville
C'est à cette époque qu'un petit groupe de réfugiés, originaires de Séville, parvint à Debdou. La tradition locale rapporte qu'il s'agissait d'une dizaine de familles conduites par Rabbi David Hacohen, pour la plupart des Cohanim, qui cherchaient un lieu d'asile. Ils arrivèrent à un endroit où ils manquaient d'eau. Rabbi David aurait alors frappé un rocher de son bâton, et il en jaillit une source, connue jusqu'à aujourd'hui sous le nom significatif, la Fontaine de Séville. C'est à côté de cette source qu'ils bâtirent le quartier juif de Debdou.
Des documents écrits confirment la tradition orale sur les origines de la communauté. Ainsi, cette lettre de Rabbi Yossef Cohen-Scali, adressée aux rabbins de Fès, dans laquelle il est écrit : "Sachez que, voici près de cent ans, nos ancêtres, les Cohanim quittèrent Séville." Ou encore un texte tiré d'une responsa dans laquelle il est dit : "et la communauté de Séville qui se trouve à Debdou suit la coutume des exilés." Mais quel meilleur témoignage des origines espagnoles et de l'attachement au patrimoine ancestral que ce document datant de 1721 : "Il est notoire que la synagogue de la ville de Séville, donnant à l'est sur la grand-rue et jouxtant au nord la propriété de Rabbi Yossef Hacohen-Scali, et qui se nomme la synagogue Saban." C'est ainsi que Debdou la marocaine était devenue, dans les documents officiels de sa communauté juive, la nouvelle Séville en terre musulmane. Attribuer un nom nouveau à la localité d'accueil semble du reste avoir été un phénomène répandu dans le judaïsme espagnol, comme le note le célèbre commentateur Abrabanel. Concernant la déportation des Juifs en Espagne, il est écrit dans l'antique cimetière juif de Debdou qu'après la destruction du premier Temple, le roi Pyrrhus fit venir des membres des tribus de Yéhouda, Binyamin et Chim’on, ainsi que des Léviim et des Cohanim qui se trouvaient à Jérusalem, et il les installa dans deux provinces. L'une d'entre elles s'appelait l'Andalousie, et ils y habitèrent la ville qu'il appelèrent Lucena pour rappeler la ville de Louz en Erets Israël. La deuxième province était celle de Tolitola (Tolède), et il semble qu'elle ait reçu ce nom de la part des Juifs à cause du Tiltoul, des pérégrinations qu'ils endurèrent en venant de Jérusalem.
Dans la responsa citée plus haut, le Rav Chlomo Hacohen écrit à ce sujet que le fait que, dans leurs documents, ils attribuèrent à Debdou le nom de Séville, nous enseigne qu'il s'agissait pour eux de perpétuer le nom de la ville d'où ils avaient été chassés, afin de ne pas oublier les affres de leur exil.
La ville de l'aristocratie juive
Il est vrai que Séville tenait une place de choix dans le judaïsme espagnol. L'antiquité et la noblesse des familles juives qui l'habitaient est un fait connu, et de grands maîtres y avaient séjourné ; comme par exemple le Ritva, Rav Aboudarham, et Rabbénou Ya'akov ben Acher, l'auteur du Tour. Les familles des Cohanim qui résidaient dans cette ville depuis l'exil de Jérusalem avaient gardé avec un soin jaloux le souvenir de leurs origines, au point que le quartier juif de Séville comprenait des ruelles habitées uniquement par des Cohanim.
On comprendra alors aisément que ces mêmes familles constituèrent l'aristocratie de Debdou. C'est dans leurs rangs que se recrutèrent, tout au long des générations, la plupart des maîtres spirituels de la ville, et leur influence rayonnait bien souvent au-delà de ses limites géographiques. Les qualités humaines des Juifs de Debdou, ainsi que leur piété, étaient réputées au Maroc et en Algérie. Les familles de Cohanim cherchaient de préférence, sans exclure totalement les unions avec de simples juifs, à se marier entre elles. Il est intéressant de noter que, tout comme à Djerba, aucune famille Lévi ne put rester à Debdou. Il paraît que l'on ne laissait jamais un Lévi rester plus d'un an dans la ville, par crainte peut-être qu'il ne se mélange aux Cohanim.
On appelait les Cohanim de Debdou "Cohen-Scali", ce qui signifie "Cohen brillant", c’est-à-dire de pure ascendance. Certains expliquent que le mot Scali a la même valeur numérique que le nom du grand-prêtre Tsadok, ce qui pourrait signifier que les Cohanim de Séville et de Debdou seraient des descendants du grand-prêtre Tsadok de l'époque du Temple. Le Rav Yossef Messas expose pour sa part une autre tradition concernant le surnom Scali qui renvoie aussi à leurs origines. On sait que le vêtement du Cohen Gadol, du grand-prêtre, était tissé avec des fils d'or ; or il se trouve que la ville de Séville était célèbre pour sa fabrication de fils d'or que l'on appelait les "Scali de Séville". Le Rav Chmouel Marciano rapporte enfin cet intéressant témoignage qui en dit long sur la haute idée que ces Cohanim se faisaient de leur lignage : "Nous, les Cohanim, avons coutume de manger de la viande le Chabbath Eikha qui précède le 9 Av ; les familles des Cohanim qui s'en abstiennent ce Chabbath-là – comme les simples Juifs –, nous les surnommons les 'Azamine, à savoir qu'on les considère comme ayant fait le Veau d'or, devant qui nos ancêtres se sont prosternés."
Le déclin de Debdou
La communauté juive de Debdou connut son apogée aux 17ème et 18ème siècles. La famille Messas bien connue y résida longtemps avant de s'installer à Meknès. La conquête de l'Algérie par les Français, en 1830, marquera un déclin relatif de la communauté. Du fait des étroites relations commerciales qui se nouent alors avec Tlemcen, beaucoup d'habitants s'installèrent dans cette ville, ou à Oran.
Néanmoins, la Yéchiva de Debdou n'a pas cessé d'être un réservoir de Talmidé 'Hakhamim, de Dayanim et de Cho'hatim, qui exerçaient leurs fonctions dans la ville elle-même ou dans des communautés extérieures, et jusqu'en Algérie.
À l'arrivée des Français au Maroc en 1912, Debdou comptait quelque quatre mille habitants, dont deux mille Juifs environ. La moitié d'entre eux au moins étaient des Cohanim. Sur la quinzaine de synagogues et oratoires que comptait la ville, plus de la moitié d'entre eux étaient fréquentés en majorité ou exclusivement par des descendants d'Aharon. En l'absence de simples Juifs, ils prononçaient en chœur la bénédiction sacerdotale, afin, comme dit le Choul'han 'Aroukh, de bénir leurs frères qui sont aux champs, et parce qu'eux-mêmes étaient de toute façon inclus dans la bénédiction.
Un détail peu connu : le célèbre Charles de Foucauld, qui devait par la suite finir ses jours comme ermite au Sahara, vint s'installer en 1884 à Debdou. Il était alors officier et, déguisé en Juif, parcourait le Maroc pour le compte des services de renseignements français. Les musulmans eurent cependant vent qu'un chrétien se trouvait dans le quartier juif, et ce ne fut que grâce aux efforts dévoués des notables de la communauté qu'une catastrophe put être évitée. Le quartier juif fut néanmoins saccagé peu après le départ précipité de Foucauld.
Après-guerre, avec l'Aliya en Israël, l'indépendance marocaine, l'installation de nombreux habitants en France, l'histoire des Juifs de Debdou, la ville des Cohanim, la petite Séville marocaine, vint à son terme. La miraculeuse Fontaine de Séville s'est tarie soudain après avoir abreuvé de longs siècles les Juifs de la ville. Il était sans doute temps, pour ces descendants des exilés de Jérusalem en Espagne, de reprendre le chemin de la ville sainte.