Mon histoire se déroule il y a cinquante ans. C’est une histoire qui a fait beaucoup de bruit à l’époque en Israël.
Une rumeur circulait : du café noir s’était renversé sur la robe de mariée d’une Kalla quelques minutes avant son mariage. Peut-être que de nos jours, une telle histoire n’aurait pas fait grande impression, car les médias nous bombardent chaque jour de très nombreuses nouvelles, et un tel récit n’aurait pas fait le titre des journaux, mais à l’époque, c’était une période calme. Les gens ne savaient pas ce qui se passait au-delà de leur quartier, et lorsqu’une telle histoire se produisait, elle était transmise oralement et traversait des quartiers, des villes, et même des pays.
En réalité, beaucoup s’imaginaient que c’était une histoire inventée, comme celle d’un homme qui s’était retrouvé dans une chambre d’hôtel en Turquie et avait découvert qu’on l’avait anesthésié et qu'on lui avait retiré ses reins. Les gens se passionnent pour ce qui touche à leurs plus grandes angoisses ; l’histoire d’une robe de mariée salie par une tache de café noir fait peur, et je ne crois pas que de nombreux cas de ce genre aient été relevés.
Or cette histoire est authentique. J’étais l’une des quatre personnes présentes dans la pièce au moment des événements.
Mais ce qui se cache derrière cette anecdote est bien plus intéressant qu’une robe de mariée salie par du café quelques minutes avant la ‘Houppa.
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En réalité, tout a commencé par les fiançailles d’un ‘Hatan et d’une Kalla tout à fait ordinaires. Immédiatement après les fiançailles, la mère de la fiancée s’est adressée à une couturière pour coudre la robe de mariée.
La couturière était une veuve déprimée, mais elle connaissait bien son métier, et la mère de la Kalla, de son côté, n’était pas une femme au caractère simple… Elle possédait beaucoup de qualités, c’était une bonne mère, dévouée, mais disons qu’elle avait des idées extrêmement arrêtées.
Elle suivit les travaux de couture en les ponctuant de remarques et de critiques, elle ne fut pas satisfaite des premiers résultats et demanda plusieurs changements, parfois contradictoires. Au bout de deux mois de couture, lorsque la robe fut prête, la mère décida qu’elle ne lui plaisait pas, et s’adressa à une autre couturière, considérée comme la meilleure et la plus chère de l’époque.
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La première couturière fut profondément blessée par ce rejet. Il n’était pas seulement question du travail difficile et répétitif qu’elle avait effectué. On sait que « les applaudissement sont le pain de l’artiste ». Tout artisan attend des compliments pour son travail. Ici, non seulement elle avait travaillé deux fois plus que pour une autre robe, sans recevoir aucun compliment, mais elle venait de subir un coup fatal : le rejet absolu de sa création.
La Kalla elle-même ne souffla mot à sa mère. C’était une fille bien, possédant de bons traits de caractère, et elle était déchirée. D’un côté, l’affliction de la couturière la touchait beaucoup, mais, d’un autre côté, elle honorait sa mère et n’osait pas lui faire remarquer qu’il s’agissait d’un coup porté à une veuve, et qu’elle voulait, à l’approche du mariage, accumuler des mérites et non des fautes.
Le comble était à venir : la mère de la future mariée décida que la couturière n’aurait pas droit à un salaire pour la robe. C’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase. La couturière, désespérée, s’adressa à la sœur de la mère, la tante de la Kalla, une Rabbanite, en lui demandant d’intervenir pour elle.
La Rabbanite s’adressa à sa sœur et lui fit part de la gravité de la chose, en soulignant l’atteinte portée par le rejet de la robe, ainsi que les conséquences financières impliquées par le refus injuste de la payer pour son travail.
La mère de la Kalla ne fut pas impressionnée. Elle se mit en colère contre elle et lui expliqua qu’elle n’était pas forcée de prendre un habit qui n’était pas parfait et lui demanda de ne pas se mêler de sa vie.
La Kalla elle-même fut témoin de tous les échanges et cela la tourmenta beaucoup.
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Elle savait qu’elle allait entrer sous la ‘Houppa avec une robe de mariée majestueuse, œuvre d’une couturière célèbre, plus belle que la première, mais de la tristesse, de la honte, et l’exploitation d’une veuve y étaient associées. Elle en fut très affligée et contrite, et elle en eut même des peurs et des appréhensions.
Dans son imagination, elle voyait des anges malfaisants tournoyant au-dessus de la ‘Houppa en lançant des accusations : cette célébration avait impliqué un coup fatal porté à une veuve. Elle tenta de s’adresser délicatement au cœur de sa mère, mais celle-ci interrompit brusquement ses propos : « Si tu tiens à me respecter, je ne veux pas entendre un mot à ce sujet ».
Et la Kalla, telle une fille gentille et obéissante, garda le silence et se mordit les doigts. Son cœur saignait d’un côté pour la couturière, et était envahi également de peurs. La date du mariage approchait, et elle était brisée et apeurée.
Pendant ce temps, elle allait chez la couturière accompagnée par sa mère, et plus la robe de mariée prenait forme, plus son cœur se resserrait. « Qu’adviendra-t-il de moi ?, se demandait-elle. Quel profit puis-je tirer d’une robe de mariée somptueuse, qui recèle une attitude crapuleuse ? »
Ces questions restaient sans réponse.
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Le jour du mariage arriva.
Deux heures avant la cérémonie, la Kalla se trouvait chez elle, affairée aux derniers préparatifs, portant la robe blanche du mariage, mais son cœur broyait du noir.
Elle était entourée par sa mère, sa tante, et une femme dont le but est d’embellir la Kalla. Elle gardait le silence, son cœur souffrant était avec la couturière veuve, assise chez elle à contempler la robe de mariée rejetée, le fruit de son labeur.
Une heure avant la cérémonie, cela se produisit.
Une tasse de café, posée sur la table, et qui avait refroidi, se renversa sur la robe de mariée étincelante et fit une tache noire et laide, laissant une impression indélébile.
Trois femmes sur quatre hurlèrent, et seule l’une d’entre elles garda le silence, stupéfaite.
La Kalla elle-même.
« Je suis vraiment désolée, intervint la tante de la Kalla, la Rabbanite, je n’ai pas fait exprès, j’ai tendu la main pour prendre le bouquet de fleurs et la tasse m’a échappé des mains, je n’y crois pas… »
Le regard de la mère était fixé sur l’immense tache formée par le café, tentant d’en comprendre le sens, sans y parvenir. Elle regarda alors sa sœur, et, très en colère, lui lança : « Pourquoi n’as-tu pas fait attention ? Tu nous as gâché le mariage. »
« Maman », protesta la Kalla.
« Que fait-on maintenant ?, gémit la mère. Une mariée sans robe de mariée, c’est comme un mariage sans ‘Hatan. »
La tante fut la première à reprendre ses esprits.
« Nous avons la première robe, je vais courir chez la couturière pour la chercher, en espérant qu’elle ne l’ait pas donnée à quelqu’un d’autre. »
Elle se leva immédiatement et courut en direction de la maison de la couturière.
* * *
Il restait trois femmes dans la pièce, l’atmosphère était tendue, mais personne ne parlait. Il était clair que la mère ne croyait pas sa sœur, qui avait affirmé que c’était arrivé involontairement. Elle se rappelait parfaitement des propos de morale de sa sœur, répétés maintes et maintes fois. On pouvait lire sur le visage de la mère le soupçon, mais elle ne dit rien, car comment pouvait-elle confirmer ses soupçons ?
Vingt minutes s’écoulèrent. La tante était revenue accompagnée par la couturière, le temps n’était pas aux règlements de comptes, toutes souhaitaient échanger le café noir par du blanc brillant. Au bout d’une demi-heure, la Kalla était prête à quitter la maison, avec un léger retard, et vêtue d’une robe moins somptueuse. Un bon observateur - qui aurait examiné ses pensées - aurait pu remarquer qu’elle rayonnait de bonheur, exactement comme une Kalla se doit d’être, et même davantage.
Le mariage se déroula dans une atmosphère de joie exceptionnelle. Toutes les personnes présentes avaient été informées de l’histoire du café renversé, qui avait presque brisé la joie de la Kalla, et du miracle : une robe de rechange avait été trouvée rapidement. Personne ne se demanda comment une telle robe, qui n’avait pas besoin d’être reprisée, avait été trouvée si rapidement. Comment avaient-ils su où la trouver ? Pour les personnes présentes, c’était un prodige qui se déroulait sous leurs yeux, et l’histoire du café renversé quelques minutes avant le mariage se diffusa dans tout le pays. Il va de soi qu’il y a cinquante ans, c’était les nouvelles intéressantes de l’époque…
Mais personne n’était au courant du drame qui se cachait derrière la robe de mariée, en-dehors de la couturière, de la mère, de la tante, de la triste Kalla, et, bien entendu, de la tasse de café qui avait marqué de noir la robe blanche, mais avait en réalité blanchi le mariage, et le cœur de la mariée.
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Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
À l’issue du mariage et des Chéva’ Brakhot, la mère se mit à s’éloigner de sa sœur, la Rabbanite.
Au début, la tante pensa que c’était le fruit du hasard, mais, très vite, il s’avéra que la mère était en colère contre sa sœur et comptait couper ses liens avec elle.
On tenta de la réconcilier avec sa sœur, mais la mère de la Kalla opposait un refus catégorique, et, lors de l’une de ces tentatives, le secret fut percé.
« Je sais qu’elle l’a fait volontairement, affirma la mère. C’est cent pour cent clair pour moi. Moi seule sais quelle pression elle m’a fait subir entre les fiançailles et le mariage au sujet de la couturière ; au départ elle me l’a demandé gentiment, puis elle est passée aux leçons de morale, et à la fin, elle m’a tenu des propos durs. J’ai refusé, et elle, de son côté, a commis un acte odieux. Si une personne ose renverser une tasse de café sur une robe de mariée, je n’ai rien à voir avec elle. Elle n’a pas de retenue. Je n’ai plus l’intention de lui parler. Ce n’est pas ma sœur. »
Et, en effet, les liens furent totalement rompus entre les deux sœurs. Mais la mère de la Kalla ne se suffit pas de cette mesure et elle tenta de convaincre son entourage de couper également les liens avec la tante, mais en vain. Tout le monde lui dit : « Non seulement nous ne sommes pas d’accord avec le fait que tu ne lui adresses pas la parole, nous n’allons pas en plus nous joindre à toi ! »
C’est surtout la Kalla elle-même qui fit le maximum, elle se rapprocha beaucoup de la tante, pour des raisons évidentes. Ce fut l’unique fois que quelqu’un avait osé affronter la puissante colère de la mère.
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Des dizaines d’années passèrent, cette Kalla eut des enfants qui eux-mêmes se marièrent à leur tour et lui donnèrent des petits-enfants, et des arrière petits-enfants à sa mère. L’histoire du café circulait parfois dans la famille en souriant, mais tous savaient que ce sourire s’arrêtait devant l’entrée de la maison de la grand-mère.
Vers la fin de la vie de la grand-mère, elle s’affaiblit et vint habiter chez sa fille, l’héroïne de l’histoire. Ses enfants et petits-enfants se dévouèrent pour la servir.
En parallèle à son affaiblissement, elle s’était un peu adoucie, et sa fille sentit que le moment était venu d’entamer une conversation qui attendait depuis une dizaine d’années : « Écoute, maman, commença la fille, tu te souviens de mon mariage et de la tasse de café ? »
« Bien sûr, je m’en souviens, répondit la mère. On n’oublie pas une chose pareille. »
« Tu te souviens que tu avais accusé ta sœur en disant qu’elle avait renversé exprès le café ? »
« Je m’en souviens, rétorqua la mère, et n’essaie pas de me dire que le café s’est renversé tout seul. Fais-moi plaisir, c’est vrai que je suis vieille et malade, mais je ne suis pas idiote. »
« Ne t’inquiète pas, répondit la fille. Je ne tiens pas à te dire que c’est arrivé par hasard, le café a été vraiment renversé intentionnellement. Je l’ai vu de mes propres yeux. Je ne peux pas démentir. Tu avais raison. Le café a été renversé exprès. »
« Enfin quelqu’un dit la vérité, soupira la grand-mère, pendant des années, personne n’a compris pourquoi je m’étais querellée avec ma sœur, bien que j’eusse raconté à tout le monde qu’elle avait renversé du café sur la robe de ma fille exprès un quart d’heure avant la cérémonie de mariage… Je ne comprends pas comment il t’a fallu autant de temps pour le reconnaître. »
« Je vais te dire pourquoi, maman. Ma tante m’a interdit de raconter la vérité, elle m’a demandé, supplié, et même mise en garde. C’est la raison pour laquelle je ne t’avais rien raconté. »
« Tu vois maintenant ? Maintenant tu comprends pourquoi j’étais en colère contre elle toutes ces années ? Elle aurait au moins pu avouer qu’elle avait agi intentionnellement. Au lieu de cela, elle s’est uniquement souciée que ma fille ne me raconte pas la vérité, tu vois à qui on avait affaire ? »
« Non, maman, dit la fille, il y a une autre raison pour laquelle elle m’a interdit de raconter la vérité. La vérité, maman, c’est que le café a bien été renversé exprès, mais pas par elle. »
« Mais par qui, alors ? », s’écria la mère.
« Par moi !! »
« Quoi ??? »
* * *
« J’étais une fiancée tellement triste et apeurée, j’ai senti que je ne pouvais pas entrer sous la ‘Houppa avec une robe de mariée portant la trace de la douleur d’une veuve. Maman, je t’ai fait honneur, j’ai tenté de te parler, mais tu n’as pas accepté, je n’avais pas d’autre moyen de l’empêcher. Alors j’ai simplement renversé le café noir sur moi. C’était moi, maman, pas elle. »
« Alors pourquoi ? Pourquoi ne m’as-tu rien raconté jusqu’à aujourd’hui ? »
« Car ma tante, avec ses yeux pénétrants, a vu mon acte. Elle a fait alors un geste du doigt pour me faire taire. Elle intervint de suite : "Je suis vraiment désolée", et, en réalité, elle m’a déresponsabilisée. Ensuite, lorsqu’elle a trouvé un moment de libre, elle a murmuré à mon oreille : "Oui, ne dis pas un mot. Cela pourrait gâcher le mariage pour toi et ta mère. Garde le silence et c’est tout !"
Quelques mois après le mariage, j’ai tenté de persuader la tante de te raconter la vérité, mais elle m’a fait jurer de ne rien te raconter. "Si elle s’est fâchée avec moi sur un soupçon, à plus forte raison elle se serait querellée avec toi sur un incident réel. Pour toutes les deux, il vaut mieux que vous viviez en paix, car, de toute manière, il y aura ici une querelle."
Au fil des ans, je lui ai demandé à plusieurs reprises de me permettre de te raconter la vérité, mais elle s’y est opposée, et seulement dernièrement, lorsque je lui ai dit que je devais te présenter la vérité, maintenant que tu es plus apaisée et adoucie, elle a répondu favorablement à ma demande. »
* * *
La grand-mère et sa sœur se réconcilièrent le même jour. La grand-mère versa de chaudes larmes sur la dureté de son cœur qui avait conduit, comme souvent, à perdre un lien précieux avec une proche parente. Elle reconnut également que la situation réelle aurait été encore plus difficile : elle se serait querellée avec sa propre fille.
Quelques mois plus tard, elle mourut, mais me demanda d’abord de diffuser mon histoire, pour communiquer un message : « L’homme sera toujours tendre comme du roseau et dur comme du cèdre ». Un an plus tard, la sœur mourut également. Deux des trois protagonistes de cette histoire vraie n’étaient plus en vie.
Je suis restée la seule pour raconter cette histoire, et, si vous n’avez pas compris qui je suis, je vais vous le dévoiler :
C’était moi, la Kalla !