En France, ils sont plus de 32% à opter pour la crémation. Et c’est l’un des chiffres les plus bas d’Europe, puisque c’est le choix de 90 % des habitants de Londres et de 95 % de ceux de Copenhague. Concernant la communauté juive, si l’idée d’incinération rebute généralement ses membres car elle est associée à des périodes sombres de l’Histoire juive, force est de constater que, pour certains, ce procédé n’est pas moins acceptable que la traditionnelle mise en terre. Essayons de comprendre ce qui peut motiver un nombre toujours croissant d’individus à décider sciemment de brûler leur corps après leur mort et en quoi ce processus est-il en flagrante opposition avec la vision juive de la vie et de la mort.
Un esprit sain(t) dans un corps sain(t)
Pour le Judaïsme, le but de la venue de l’homme sur terre est clair : se lier à D.ieu par l’entremise d’actes matériels, les Mitsvot. L’homme enroule autour de ses bras des lanières de cuir fabriquées selon un procédé bien précis, et le voilà auréolé d’une aura de spiritualité ; il dépose quelques pièces dans une boîte de Tsédaka, et voilà que, par son acte altruiste, il se retrouve connecté à D.ieu Qui a ordonné d’agir ainsi ; il s’attable pour le repas du Chabbath entouré de son épouse et de ses enfants autour d’une table garnie de mets délicieux, et le voilà devenu le partenaire de D.ieu dans la Création. C’est ainsi que toute la matière qui environne le Juif peut être mise à profit et canalisée vers des buts hautement spirituels. Ainsi, non seulement le Juif s’élève vers D.ieu, mais il hisse avec lui la matière qui acquiert par là un caractère sacré. C’est la raison pour laquelle un Séfer Torah par exemple, dès lors qu’il n’est plus utilisable, n’est pas détruit ni jeté ; la sainteté qu’il a acquise en tant qu’objet de Mitsva ne le quitte pas : il doit être enterré avec le plus grand respect. Il en est de même des pierres du Temple de Jérusalem, qui, bien que celui-ci fut détruit depuis de nombreuses années, conservent leur caractère sacré (à ce propos, il existe des histoires véridiques de personnes ayant emporté avec elles des morceaux de pierre du Mur Occidental et qui le regrettèrent amèrement par la suite, comme si la sainteté de ces pierres ne pouvait supporter d’être profanée…).
Il en va de même du corps de l’homme, enveloppe matérielle d’une âme d’essence spirituelle. Il n’est pas anodin à ce propos de relever que le terme hébraïque pour « os », « Etsèm », signifie également « essence », comme si l’on voulait nous signifier le lien intrinsèque qui lie ces deux entités entre elles. Ce même corps qui abrite l’âme lors de son passage sur terre et constitue l’outil grâce auquel l’âme peut accomplir les Mitsvot, acquiert par là-même une sainteté qui ne le quitte pas, même après que l’âme s’en soit détachée.
Voilà pourquoi le Judaïsme répugne tant à l’idée d’incinérer le corps du défunt ; en accomplissant les Mitsvot ici-bas, celui-ci a acquis un caractère sacré qui ne va pas de pair avec le fait de le détruire.
Une reconnaissance élémentaire
La seconde Paracha du second livre de la Torah, Chémot, nous relate la manière dont D.ieu frappa les Egyptiens de plaies diverses et variées. Pour ce faire, D.ieu désigna Moché et son frère Aharon afin de se rendre chez Pharaon et le prévenir de l’imminence des plaies s’il persistait à retenir les Hébreux esclaves en Egypte. Or, le lecteur perspicace ne manquera pas de relever un fait surprenant : ce n’est pas Moché, mais Aharon, qui est mandaté pour frapper successivement le Nil puis la terre d’Egypte pour les trois premières plaies (le sang, les grenouilles et les poux). Ce détail étrange a suscité l’interrogation chez nos commentateurs : pourquoi D.ieu ne demanda-t-Il pas à Moché de frapper le Nil et la terre et lui préféra Aharon ?
La réponse surprenante à cette question est la suivante : D.ieu souhaita enseigner à Moché la reconnaissance. En effet, bien des années avant, alors que Moché n’était qu’un nourrisson, sa mère Yokhévèd qui craignait qu’il ne lui soit arraché par les sbires de Pharaon puis jeté au fleuve, décida de tenter de le sauver. Elle lui confectionna un berceau de jonc qu’elle imperméabilisa de bitume et y plaça l’enfant ; elle déposa le berceau sur les eaux du Nil, espérant que la miséricorde divine lui réserverait un sort favorable. Or, il se trouve que la fille de Pharaon, la princesse Batya, était justement en ce moment même affairée à sa toilette dans le Nil, accompagnée de ses suivantes. En apercevant le petit berceau flottant à proximité et en découvrant avec stupeur qu’il contenait un adorable bébé, elle décida de l’adopter. C’est ainsi que le petit Moché, futur libérateur de la nation juive, échappa à une mort certaine orchestrée par Pharaon pour grandir au sein du palais royal, sur les genoux de celui-là même qui avait cherché à l’éliminer…
Bien plus tard, lorsque Moché grandit et qu’il quitta le cocon douillet et insouciant qu’était pour lui le palais royal pour partir à la rencontre de ses frères opprimés, il ne put rester insensible à leur condition misérable. Témoin de la violente agression d’un pauvre esclave hébreu par l’un des contremaîtres égyptiens, il décida de réagir : il tua sur-le-champ le contremaître et l’enterra promptement afin que son acte reste secret et ne le compromette pas auprès du souverain égyptien.
Nous voyons donc qu’à deux reprises, Moché dut son sauvetage à des éléments de la nature : une première fois aux eaux du Nil, qui abritèrent avec bienveillance son berceau, et une seconde fois, bien des années plus tard, à la terre qui recouvrit le sang du bourreau égyptien.
Pour D.ieu, il était inconcevable que Moché, qui bénéficia de la bienveillance du Nil et de la terre égyptienne, soit mandaté pour les frapper. Même des objets inanimés méritent qu’on leur témoigne notre gratitude. Non pas pour eux, puisqu’ils ne sont dotés d’aucune conscience, mais pour l’homme lui-même, qui acquiert par-là la vertu de la reconnaissance. C’est un tel niveau de gratitude qui est attendu de nous, pas moins.
Cet enseignement d’une grande profondeur nous permet d’en comprendre davantage quant à l’opposition absolue du Judaïsme à l’incinération. Dès lors que Moché ne frappe ni le Nil ni la terre d’Egypte car il leur doit sa survie, comment dès lors concevoir qu’un corps qui a servi son propriétaire avec dévouement le temps d’une vie puisse être traité avec si peu de déférence que ne le font ceux qui optent pour la crémation ? L’enveloppe corporelle qui a permis à l’âme d’interagir sur le monde mérite non point d’être réduite en cendres, mais bien d’être traitée avec le plus grand respect.
En conclusion
Voilà résumées quelques-unes des raisons pour lesquelles les Juifs répugnent généralement à avoir recours à l’incinération pour leurs obsèques. Ce corps, qui côtoya une âme d’essence divine, mérite trop d’égards pour qu’on le malmène tel un vulgaire objet dont on n’a plus que faire. Si en plus l’on sait que ce procédé était chéri aux yeux de nos plus vils ennemis, comment l’envisager un seul instant… ?