La Paracha de cette semaine est restée célèbre car son nom « 'Houkat » désigne une partie de la législation juive qui échappe radicalement à l’entendement humain. Une des illustrations de ces « décrets » ou « 'Houkim » repose sur la procédure de la vache rousse décrite dans notre Paracha et qui avait une vertu purificatrice.
Cette dimension irrationnelle de la Torah s’accommode mal de la prétention des esprits modernes à vouloir « tout comprendre » et tout soumettre au tamis de la raison. Cette « hubris » comme le disait les Grecs, cette « démesure » de la nature humaine trahit une profonde méconnaissance des mystères de la création. En effet, l’esprit humain est limité, ses capacités de compréhension sont par nature limitées quelques « mécanismes-type » (la déduction, l’induction, la comparaison…) qui ne permettent pas de percer l’ensemble des secrets de la création.
Notre Paracha fait d’ailleurs poindre elle-même les grandes limites de la prétendue « rationalité » des hommes.
Pour s’en apercevoir il faut revenir à l’épisode suivant : « Le peuple parla contre D.ieu et Moché : ‘Pourquoi nous as-tu fait monter d’Égypte pour mourir dans ce désert ? Car il n'y a pas de nourriture et il n'y a pas d'eau, et notre âme est à sa limite avec cette nourriture misérable.' » [Bamidbar 21:5].
Comment comprendre ces plaintes des enfants d’Israël et cette nostalgie de l’Egypte. Chacun mesure naturellement l’absurdité de telles récriminations après toutes les démonstrations de la toute-puissance divine dont ils ont été les témoins. Certes, trente-huit ans se sont écoulés depuis la Paracha que nous avons lue la semaine dernière, et les enfants d’Israël s’apprêtent à présent à conquérir Eretz Israël, mais qui pourrait oublier les miracles auxquels ils ont assisté lors de la sortie d’Egypte ? Qui pourrait ignorer les miracles quotidiens qui leur ont permis de traverser ces années dans le désert et qui se renouvelaient chaque jour ? N’auraient-ils pas pu simplement prier pour une nourriture plus diversifiée ? Ignoraient-ils que rien n’est impossible pour l’Eternel après ces quarante années de vie miraculeuse ?
Et pourtant l’esprit humain et les écueils d’une parole irréfléchie amenèrent une partie du peuple à se comporter de manière incompréhensible.
Les Maîtres du Talmud nous aident à mieux comprendre l’enjeu de cette révolte mais aussi à en tirer une leçon dont le sens est éternel. Dans le traité Yoma (76a), nos Sages nous enseignent : « Les élèves de Rabbi Chimon ben Yo'ḥaï lui demandèrent : Pourquoi la manne ne tombait-elle pas pour le peuple juif une seule fois par an pour subvenir à tous ses besoins, au lieu de descendre tous les jours ? Il leur répondit : Je vais vous donner une parabole : A quoi cette affaire est-elle comparable ? À un roi de chair et de sang qui n'a qu'un seul fils. Lorsqu’il lui accorde une fois par an une allocation pour la nourriture, le fils ne vient donc saluer son père qu'une fois par an, au moment où il doit recevoir son allocation. Lorsqu’il lui accorde sa nourriture tous les jours, son fils lui rend visite tous les jours.
De même, dans le cas du peuple juif, quelqu'un qui avait quatre ou cinq enfants s'inquiétait et disait : Peut-être la manne ne tombera-t-elle pas demain et nous mourrons tous de faim. Par conséquent, chacun dirigeait chaque jour son cœur vers son Père céleste. La manne qui tombait chaque jour n'était suffisante que pour ce jour-là, de sorte que tout le peuple juif priait Dieu de lui donner de la nourriture pour le lendemain. »
A travers ses récriminations, le peuple témoignait finalement de sa volonté d’indépendance et d’émancipation. Il ne souhaitait plus ressentir sa dépendance à l’égard du Maître du monde, mais aimerait pouvoir vivre de manière autonome, sans avoir de compte à rendre.
La volonté du Maître du monde n’est pas ainsi. Lui souhaite créer un lien avec ses enfants, Il souhaite tiser des liens permanents et non occasionnels.
La punition de cette attitude interviendra par des morsures de serpents. Or comme nous le rappellent nos Maîtres, le serpent illustre le principe mentionné précédemment. Ce dernier a été puni lors la faute originelle en étant condamné à manger la poussière de la terre. Or cette dernière est présente en abondance, le serpent n’a donc pas de raison de s’inquiéter pour sa nourriture, il est servi en permanence. Loin d’être un privilège, cette « autonomie » alimentaire est au contraire la marque d’une rupture et d’une forme de désintérêt entre le Créateur et le serpent.
A travers la manne, un lien permanent et intense fait de confiance et d’espoir était tissé et renforcé chaque jour. Les enfants d’Israël apprenaient ainsi à vivre en permanence auprès de l’Eternel et à lever les yeux vers le Ciel pour formuler des requêtes et exprimer des remerciements.
En exprimant leur saturation de la manne, certains exprimaient alors leur volonté de se débarrasser de ce lien transcendantal qui les accompagnait constamment et les obligeait à être fidèle à l’alliance.
Cette analyse permet également de mieux comprendre pourquoi la guérison provenait du regard porté vers le serpent brandi en hauteur. Il s’agissait de comprendre que pour guérir, comme pour se nourrir, et pour vivre, il faut avant tout lever les yeux vers le Ciel, reconnaître et accepter le lien qui nous unit au Créateur qui est le Seul à pourvoir à nos besoins, peu importe que cela provienne par des moyens naturels ou surnaturels.
Cette analyse peut aussi nous aider à mieux comprendre la relation entre les parents et les enfants. Celle-ci doit essayer de trouver le juste milieu entre, d’une part, l’indépendance vers laquelle les parents doivent guider leurs enfants, et, d’autre part, la sollicitude, l’exigence et l’attention que les parents doivent leur accorder. Il ne s’agit pas naturellement de maintenir les enfants dans un état de dépendance, mais de leur apprendre à reconnaître le bien qui leur est fait, leur apprendre à remercier, et, enfin, leur apprendre que l’on ne nait pas dans le monde uniquement pour « prendre » et « recevoir », mais que l’homme est un être en lien avec autrui, avec ses parents, et avec le Maître du monde, et qu’il doit dans ce cadre savoir exprimer sa reconnaissance, et sa gratitude.