Les parachiyot du livre de Devarim sont riches en enseignements moraux. Elles constituent une reprise de sujets évoqués généralement dans les autres livres de la Torah, et elles permettent d’insister sur certaines notions fondamentales pour l’avenir du peuple Juif. La paracha Re’eh de cette semaine n’y fait pas exception, et, en matière de vertus, nous avons le choix entre différents sujets tout aussi importants les uns que les autres.
Toutefois, comme l’observe Rav J. Sacks, notre paracha semble accorder une place particulière à la joie. Cette vertu traverse l’ensemble de la Torah, et, à douze reprises le livre de Devarim (Deutéronome). Sept de ces occurrences figurent dans notre paracha lorsqu’elle décrit les célébrations qui se déroulaient dans le Temple de Jérusalem ou bien lors des fêtes de pèlerinage. La joie semble donc être au cœur de notre paracha.
Comme nous l’avons vu, le livre de Dévarim constitue un ultime avertissement au peuple avant qu’il n’entre en Eretz Israël et s’y installe sous la direction de Josué. Or, après avoir traversé tant de périodes difficiles, de persécutions, d’errance dans le désert, était-il nécessaire que Moshé insiste autant sur l’importance de se réjouir dans le service divin ? Nous pourrions, intuitivement, penser que ce serait un sentiment naturel maintenant que le peuple est sur le seuil de bâtir la société autonome dont il a tant rêvé et qu’il s’apprête à hériter de la terre promise par Hashem depuis tant d’années.
En réalité, la Torah nous rappelle ici opportunément que non seulement l’adversité et l’oppression sont des épreuves difficiles pour la foi, mais en outre, la prospérité et l’insouciance le sont tout autant. Moshé tient à le rappeler aux enfants d’Israël : un autre défi les attend à présent, celui de continuer à entretenir leur foi en D.ieu, de préserver leur unité et leur fraternité alors qu’ils ne connaitront plus la même oppression et qu’ils ne percevront plus aussi directement la protection divine.
Ce qui est vrai pour le peuple Juif, l’est pour toute nation, à d’autres niveaux. Dans un autre domaine, lehavidl ben Kodesh le’hol (en séparant le saint du profane), les penseurs politiques contemporains, notamment Alexis de Toqueville, dans son analyse de la démocratie américaine, ont souligné qu’un des écueils naturels de la démocratie, d’une vie politique apaisée donnant la parole à chacun, résidait dans l’exacerbation de l’individualisme, et de l’égoÏsme. Cette inclinaison n’a fait que s’accroitre avec le développement de la société de consommation et du matérialisme. Le « je » s’est imposé comme la valeur supérieure et la satisfaction des besoins individuels est désormais érigé comme le mètre-étalon du bonheur.
Or, notre paracha semble précisément s’ériger en faux contre cette pente naturelle de la nature humaine dans les sociétés ouvertes et libres. Relisons les versets de notre paracha qui exhorte le peuple à se réjouir pour constater qu’il ne s’agit jamais d’un bonheur personnel et égoïste mais toujours d’un bonheur collectif : « Là, vous les consommerez devant l'Éternel, votre Dieu, et vous vous réjouirez, vous et vos familles, de tous les biens que vous devrez à la bénédiction de l'Éternel, votre Dieu. » (Deut. 12.7), « Et vous vous réjouirez en présence du Seigneur, votre Dieu, avec vos fils et vos filles, avec vos serviteurs et vos servantes, et aussi le Lévite qui sera dans vos murs, parce qu'il n'aura point, comme vous, de part héréditaire. » (12.12), « mais tu devras les consommer en présence de l'Éternel, ton Dieu, dans le lieu qu'il aura choisi, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, et le Lévite qui sera dans tes murs; et tu jouiras, devant l'Éternel, ton Dieu, de ce que tu possèdes. » (12.18)
Tout se passe comme si le bonheur, vécu individuellement, replié sur soi, n’était pas un véritable bonheur et ne permettait pas à l’homme d’atteindre la félicité authentique. Il suffit, à nouveau, de jeter un œil sur les sociétés modernes pour constater que, en dépit de notre capacité à satisfaire nos besoins fondamentaux, en dépit du consumérisme grandissant qui permet à davantage d’hommes et de femmes d’accumuler des richesses matérielles, cela ne semble pas les rendre particulièrement heureux. Jamais la consommation d’anti-dépresseurs, le besoin d’être « coaché », et la quête de sens n’ont été aussi fortes.
C’est probablement un des sens de ces versets : mettre en garde les hommes contre la tentation de l’égoisme et de l’individualisme à l’heure de la prospérité et de l’autonomie qui contribuent à désagréger les sociétés et miner le sentiment d’appartenir à un collectif. A titre individuel, le bonheur authentique, et la joie en se mesurent pas à travers l’accumulation de richesses matérielles, mais ils sont rendus possibles par le partage et la générosité. Il n’y a pas de plus grande joie que de réjouir autrui. L’homme répond alors à l’exhortation qui lui a été lancée au début du texte biblique : être à l’image de D.ieu Qui ne cesse de faire du bien aux hommes.