La Paracha Réé s’ouvre sur une exhortation bien connue de notre tradition adressée à tous les hommes : « Voyez, je vous propose en ce jour, d'une part, la bénédiction, et d’autre part, la malédiction : la bénédiction, quand vous obéirez aux commandements de l'Éternel, votre Dieu, que je vous impose aujourd'hui; et la malédiction, si vous n'obéissez pas aux commandements de l'Éternel, votre Dieu, si vous quittez la voie que je vous trace aujourd'hui, pour suivre des dieux étrangers, que vous ne connaissez point. » (Deutéronome, 11-26/28).
Ces versets constituent le fondement de la liberté dans l’esprit de la Torah. Nulle prédétermination ne condamne l’homme à agir d’une manière ou une autre, chacun est responsable de ses gestes, de ses paroles, de ses décisions. Hachem a donc placé l'homme de manière fondamentale, et tout au long de sa vie, face à un choix sans cesse renouvelé : la bénédiction ou la malédiction, la vie ou la mort. Chaque décision que nous prenons, chaque parole que nous prononçons contiennent potentiellement en elles les germes de la bénédiction, une capacité à construire le futur, à nous rapprocher de l’Eternel. Ces choix se posent à l'homme continuellement durant sa vie et le renvoient ainsi en permanence à sa liberté, à son libre arbitre.
Dans l’esprit de la Torah, l'homme n'est voué à aucun destin, il n'est enchaîné à aucune fatalité qui le condamnerait ou le prédestinerait à une vie qu’il ne désire pas. Contrairement aux tragédies grecques qui mettaient des familles entières aux mains d'un destin qui les dépassait et les condamnait à des malheurs sur plusieurs générations, la Torah postule la liberté fondamentale de chaque homme. Chacun est ainsi libre de décider de son avenir, libre de choisir la voie qu'il veut emprunter.
Rappelons ces mots du Rambam dans les lois sur le repentir (Hilkhot Téchouva, chap. 5, v. 1 et 2) : « A tout homme a été donné le libre arbitre. S'il désire s'engager dans la voie du bien et être un juste, il ne tient qu’à lui. S'il veut au contraire s'engager dans la voie du mal et être un méchant, il lui est tout loisible également. [...] C'est lui, en réalité, qui décide lui-même et en pleine conscience, s'engage dans la voie qu'il désire. »
Dans le traité Shabat (156 b), les sages du Talmud s’intéressent à cette question et ils énoncent le principe suivant : « Ein mazal le Israël » « Il n’y a pas de prédétermination astrale pour Israël ». Les enfants d’Israël ne sont pas pré-déterminés par un destin qui s’impose à eux, le fameux « fatum » auquel aucun homme ne peut échapper n’a pas de prise sur eux.
A cet égard, la Guemara raconte notamment deux histoires très éclairantes.
La première évoque un échange entre le grand maître du Talmud Shmuel et un sage non-juif dénommé Ablet. Ces derniers étaient assis, et ils ont vu passer devant eux des hommes se rendant au lac pour travailler. Ablet dit à Shmuel : Cette personne ne reviendra pas, car un serpent la mordra et elle mourra. Shmuel lui dit : Si c'est un Juif, il reviendra. Ils restèrent assis pendant un moment, la personne dont ils parlaient s'en alla puis revint. Ablet se leva, saisit le sac de la personne et, à l'intérieur, il trouva un serpent coupé en deux morceaux. Shmuel lui dit : « Qu'as-tu fait pour mériter d'être sauvé de la mort ? » La personne lui répondit : « Chaque jour, nous prenons tous ensemble notre repas. Aujourd'hui, l'un d'entre nous n'avait pas de repas, et quand le moment est venu de manger, il était gêné car il n'avait rien. J'ai dit aux autres : Je vais aller chercher le repas. Quand je suis arrivé chez celui qui n'avait pas de pain, je lui ai donné le mien pour qu'il ne soit pas gêné. Shmuel lui dit : Tu as fait une mitzva. Shmuel est sorti et a enseigné en se basant sur cet incident que, bien qu'il soit écrit : "Et la charité sauvera de la mort" (Proverbes 10:2), cela ne signifie pas seulement qu'elle sauvera une personne d'une mort inhabituelle, mais même de la mort elle-même.
La deuxième histoire se déroule lors du mariage de la fille de R. Akiva. Elle amène la guemara à statuer précisément que « Ein mazal le Israël » « il n’y a pas de « prédétermination astrale pour Israël ». Les astrologues chaldéens avaient prédit à Rabbi Akiva que le jour même où sa fille entrerait dans le dais nuptial, un serpent la mordrait et elle mourrait. Il était très inquiet à ce sujet. Le jour de son mariage, elle a pris l'épingle ornementale dans ses cheveux et l'a mise dans un trou dans le mur pour la garder en sécurité, et il se trouve qu'elle est entrée directement dans l'œil du serpent. Le matin, quand elle a pris la broche, le serpent a été tiré et en est sorti. Son père, Rabbi Akiva, lui a dit : « Qu'as-tu fait pour mériter d'être sauvée du serpent ? » Elle lui a répondu : « Le soir, une pauvre personne est venue et a frappé à la porte, et tout le monde était préoccupé par la fête et personne ne l'a entendue. Je me suis levée et j'ai pris la portion de repas que tu m'avais donnée et je la lui ai donnée. Rabbi Akiva lui dit : « Tu as fait une mitzva, et tu as été sauvée par son mérite ». Rabbi Akiva est sorti et a enseigné en se basant sur cet incident que, bien qu'il soit écrit "Et la charité sauvera de la mort" (Proverbes 10:2), cela ne signifie pas qu'elle sauvera une personne uniquement d'une mort inhabituelle, mais même de la mort elle-même.
Les Sages font observer que dans ces deux histoires, la menace est incarnée par un serpent, et la vertu est symbolisée par le fait de nourrir un pauvre, un nécessiteux ou encore d’éviter une honte à notre prochain. Comme chacun le sait, depuis le récit de la Genèse et de la faute originelle, le Yestser Hara’, le mauvais penchant, ou encore les tendances négatives qui se logent dans le cœur de l’homme sont incarnés par la figure du serpent. Les maîtres du Talmud viennent ainsi nous rappeler que l’homme a la capacité de changer son destin, d’échapper à l’emprise des pulsions négatives, mortifères qui menacent l’humanité, en développant en contrepoint les qualités de cœur, de générosité, et de bienveillance vis-vis d’autrui. Si la fille de Rabbi Akiva est parvenue à crever l’œil d’un serpent, c’est précisément car elle-même avait en œil bienveillant (Ayin tova) sur les besoins d’autrui et notamment de ce pauvre (‘Ani en hébreu, anagramme du mot Ayin, « œil »).
Il ne faut pas sous-estimer la force de ces deux histoires rapportées par le Talmud. Lorsque les hommes devisent sur la nature humaine, ils ont vite fait de se perdre en conjecture sur les mystères de celle-ci, sur l’impossibilité d’échapper à son destin, à ses pulsions négatives. Notre tradition nous ramène ici à des considérations très simples mais très efficaces.
Pour vaincre les pulsions délétères qui menacent l’homme, il ne faut pas de grande philosophie, il ne faut pas de grandes théories, ni-même une intelligence supérieure. Il faut, avant tout, un grand cœur.
Un peu plus tôt, dans le même traité du Talmud (Shabat, 104), nos Maîtres interprétaient le début de l’alphabet hébraïque de la manière suivante « Aleph Bina, Gomel Dalim » « le début de la sagesse, c’est de nourrir les pauvres ». Point de théorie, point d’érudition, mais des actes généreux, de l’empathie, de la bienveillance envers autrui. Telles sont les vecteurs qui permettent de changer son destin, de rebattre les cartes de sa vie et de trouver un supplément de vitalité.
Loin baisser les bras face à l’adversité, la Torah invite les hommes à puiser au fond d’eux-mêmes la conviction que rien n’est jamais joué et qu’il est toujours possible de modifier son destin. L’exemple inaugural que nous offre la Torah sur ce point est bien sûr celui d’Avraham qui, confronté à l’absence de descendants avec Sarah, est invité par Hashem à dépasser le déterminisme atsral qui ne lui permettait pas d’espérer une descendance. « Regarde le ciel et compte les étoiles: peux-tu en compter le nombre? Ainsi sera ta descendance ! » dit l’Eternel à Avraham (Genèse, 15-5). Il l’enjoint ainsi à comprendre que, dans toute situation, l’homme a la possibilité de lever les yeux vers le ciel pour changer son destin, et se libérer du déterminisme astral. Grâce à la force de la foi et de la prière, il peut surmonter tous les présages qui semblaient compromettre le futur.
Nous pourrions probablement appliquer à cette idée, cette fameuse formule de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». L’horizon mental d’un homme, son ambition, le champ des possibles qu’il envisage sont parfois entravés et limités de manière artificielle par ce qu’il perçoit comme possible ou impossible.
Notre tradition nous exhorte à garder une forme de fraicheur, certains diraient de naïveté, d’autres de lucidité, qui refuse de nous limiter artificiellement mais nous permet de garder l’espoir dans les capacités insoupçonnés de l’homme lorsqu’il chemine près de son Créateur.