Le bonheur est un sentiment intime puissant, il éveille des émotions enfouies dans le cœur de l’homme et permet à ce dernier de ressentir une forme de plénitude intérieure.
Le bonheur peut être vécu de manière collective ou individuelle, mais il révèle toujours une même difficulté inhérente à la nature humaine : comment exprimer ou communiquer l’émotion que nous ressentons.
Les limites de la parole sont bien connues, elles condamnent l’homme à recourir à des mots dont la force évocatrice s’est affadie et banalisée à force d’être employés quotidiennement par tous les hommes pour désigner des réalités parfois très différentes. Comment exprimer l’émotion que je ressens par des mots, des étiquettes, qui risquent de figer voire affaiblir ces sentiments ?
Pour autant, la parole est aussi ce que l’homme a de plus noble, elle le distingue des autres êtres vivants et lui permet d’entrer en communication avec ses prochains, de sortir de lui-même pour établir une relation avec autrui. La parole est également l’un des vecteurs privilégiés qui permet de nourrir la relation à D.ieu, à travers notamment la prière.
La Paracha de cette semaine nous rappelle précisément les merveilles de la parole et nous suggère un moyen pour échapper à la banalité des mots : le chant. Face à l’émotion et au sentiment de gratitude intenses que ressent Moché et le peuple avec lui, ce qui va sortir spontanément de leur bouche ne sont pas des mots ou des discours de remerciements mais un chant, inauguré par ces mots bien connus « Az Yachir Moché ».
De même, Myriam, la prophétesse et sœur de Moché, va susciter un chant de la part des femmes afin d’exprimer leur émotion et leur reconnaissance à Hachem. Et Rachi de préciser que lorsqu’ils ont commencé à entonner ce chant, les Bné Israël ont tous été investis de l’inspiration prophétique et les mêmes mots leurs sont venus spontanément à l’esprit !
Et de fait, le chant est revêtu, dans la tradition juive, d’une grandeur spécifique qui donne aux mots qui le composent, portés par la mélodie, une force évocatrice incomparable. Aussi, les moments fondateurs de notre histoire tout comme l’inspiration prophétique sont régulièrement associés au chant.
Notre Haftara nous rappelle ainsi le chant entonné par Déborah et Barack suite à la victoire miraculeuse contre Sissera. Nous pouvons penser également au prophète Elicha qui souhaitait entendre de la musique afin d’éveiller en lui l’esprit prophétique, ou encore au roi David dont la musique apaisait le roi Chaoul, et dont les fameux Téhilim accompagnent pour l’éternité les prières de notre peuple sous le signe du chant.
Le chant a ceci de spécifique qu’il éveille en l’homme une multiplicité d’émotions, une diversité de sens. Là où la parole fige le sens des mots, le chant libère. Il donne à penser et à entendre plus que le mot lui-même, il fait émerger dans le cœur de l’homme des sentiments nouveaux qui l’élèvent et le portent spontanément vers un désir « spirituel ». L’auteur du Tanya, l’Admour Hazaken, avait ainsi cette merveilleuse formule : « La parole est la plume du cœur, le chant est la plume de l’âme ».
Pour comprendre la distinction entre la parole et le chant, la tradition ‘hassidique suggère ainsi de penser à deux mouvements, l’un descendant, l’autre ascendant. La parole permet à l’homme de sortir de l’abstraction de la pensée pour matérialiser celle-ci dans des mots, il s’agit d’un mouvement descendant. A l’inverse, le chant permet à l’homme d’épancher son âme, de traduire son désir de proximité avec le Créateur du monde, et d’élever ses sentiments vers l’Eternel.
Mais il suffit de se référer à notre texte pour comprendre cette élévation du chant. En effet, Rachi explique pourquoi le chant est introduit par un futur (« Az Yachir… - Alors, chantera… ») en nous révélant que ce futur traduit l’intention, l’ardent désir de Moché et du peuple d’élever une louange à D.ieu qui puisse s’affranchir des limites traditionnelles de la parole. Et c’est tout naturellement un chant qui est sorti.
Lors de ces moments fondateurs de l’Histoire ou de nos histoires individuelles, l’homme ressent le besoin impérieux d’élargir les limites matérielles de son existence, il aspire à embrasser plus que l’instant présent, à exprimer davantage que la parole prosaïque ne le permet. Le chant et la poésie lui permettent précisément de s’affranchir des contraintes matérielles de la finitude humaine, de traduire une approche providentielle de l’Histoire qui dépasse l’événementiel, et de renouer avec la source pure de son âme.
Le chant a également ceci de particulier qu’il s’inscrit dans une mélodie qui relie les notes les unes aux autres et permet de percevoir, au-delà de la multiplicité de ces notes, non pas une cacophonie mais une harmonie. Là où l’esprit et la raison ont tendance à isoler, à segmenter, la musique et le chant rassemblent et intègrent dans un même mouvement le passé, le présent, et le futur. Or, cette volonté de rassembler pour donner du sens, cet espoir de ressentir derrière les évènements isolés du présent l’Harmonie universelle et la main du Tout-Puissant, est précisément l’ambition de notre tradition et de notre foi. Comme le dit le Rav Yonathan Sacks : « La foi nous enseigne à entendre la musique derrière le bruit ».
Comment ne pas conclure sur les mots du roi David qui a fait du chant le vecteur essentiel de nos prières : « Les cieux racontent la gloire de D.ieu, et le firmament proclame l’œuvre de Ses mains… Point de discours, point de paroles, leur voix ne se fait pas entendre. Leur musique [pourtant] s’étend sur toute la terre, et leurs paroles vont jusqu’aux confins du monde. » (Téhilim 19)
La poésie, le chant, la musique cueillent les mots des hommes et les déposent auprès du Tout-Puissant.
Chabbath Chalom !