Vraiment, c’est ce que les Juifs appellent être libres ?!
Me voilà accroupie par terre en train de récurer les dernières étagères de ma cuisine afin de débarrasser toute ma maison des dernières miettes de ’Hamets pour Pessa’h. C’est tout de même étonnant comme façon de fêter la liberté de se sentir esclave du ménage… Il faudra que j’en parle à Hanna car je suis sûre qu’il y a une explication à cet étrange paradoxe !
J’étais encore dans mes pensées quand Benjamin, le balai et la pelle en main, intervint :
- Emma ! Je suis tellement content que Pessa’h approche et que nous fassions notre premier Séder à la maison ! Pessa’h est une fête pleine de traditions, et tu sais laquelle est ma préférée ?
- Non, dis-moi ?
- Eh bien chez moi on a l’habitude de manger par terre le soir du Séder ! C’est génial !
- Par terre ? C’est une plaisanterie ?
- Euh, non pourquoi ?
- Ecoute : c’est hors de question. Peut-être que chez tes parents c’était comme ça, mais chez nous, on n’est pas chez les zoulous… Les gens civilisés mangent à table, pas par terre…
Il me regarda l’air sérieusement déçu, et me dit : « C’est ma tradition préférée et c’est comme cela que tu réagis ? En insultant ma famille… ? », et il partit l’air franchement vexé.
Oups… J’avais l’impression d’avoir fait une bêtise, mais, tout de même, il exagérait aussi ! Ce ne sont pas des façons de faire de manger par terre !
Ni une, ni deux, j’appelle Hanna pour lui demander conseil. Je suis sûre qu’elle va trancher en ma faveur : en effet, qui accepterait de manger par terre ?
- Allo Hanna ? Tu ne sais pas ce qui est arrivé ? Benjamin et moi, nous nous sommes disputés
- Enfin, un peu d’action !
- Comment ça ?
- Je plaisante… enfin, je ne plaisante qu’à moitié, car un couple qui a des dissonances (je préfère ce mot là au mot « disputes »), c’est un couple qui vit et qui interagit. Lorsque c’est trop calme, figure-toi que c’est souvent le signe qu’en vérité chacun vit un peu sa vie de son côté, sans se préoccuper de l’autre. Donc une dissonance, c’est magnifique !
Drôle de façon de voir les choses, mais elle a toujours le mot pour me rassurer !
- Eh bien voilà, j’ai honte de te raconter ça, mais il veut que nous mangions assis par terre le soir du Séder ! Dans sa famille, c’est la tradition depuis des générations… et il veut que l’on fasse la même chose chez nous ! Tu te rends compte ? Je lui ai dit que peut-être que chez ses parents c’était comme ça, mais chez nous, on n’est pas chez les zoulous…
- Tu as vraiment employé ces mots ?
- Oui, c’est grave ?
- Franchement, oui. Ce genre de mot ne doit jamais s’échanger au sein d’un couple. C’est la limite à ne jamais franchir et il faut savoir mettre des limites.
Et sache qu’on transmet toujours bien davantage que les simples paroles que l’on prononce. La kabbale explique que chaque mot que tu prononces pénètre les murs de ta maison qui les absorbent. Donc, c’est avec les mots que l’on crée une bonne ou mauvaise atmosphère chez soi. Si, dans la maison, de bonnes paroles sont prononcées, tu ressentiras de bonnes ondes. Donc investis dans des bons mots, plus que dans des rideaux !
Et mis à part ces considérations mystiques, tu as tout de même porté atteinte à toute sa famille en les traitant de zoulous…
C’est vrai, je ne m’étais pas rendue compte de la peine que j’ai pu lui causer en employant des mots maladroits. « Mais tout de même, lui dis-je, il est évident que les gens civilisés mangent à table, pas par terre… »
- Ecoute Emma, lorsque l’on se marie, il faut bannir toutes les phrases du style « il est évident que… », sinon vous n’allez pas arrêter de vous disputer sur des faux principes qui vous paraissent absolus, mais qui sont en fait totalement relatifs !
Il est écrit dans Torah que, la première année, le couple doit s’isoler un peu par rapport aux familles et aux amis, afin de passer du temps ensemble. Cette première année si romantique cache un mécanisme très profond : toi et ton ‘Hatan, vous vous devez de prendre du recul chacun par rapport à votre milieu social et familial.
- Pourquoi ?
- Pour établir des principes qui vous sont propres, et non pas répéter automatiquement ce qui vous a été inculqué depuis le plus jeune âge, chacun par sa famille, ses amis, et le milieu social d’où il vient.
Tu sais, lorsque j’étais jeune mariée, mon mari avait l’habitude de manger le poulet avec les doigts (comme il le faisait dans sa famille) et j’ai eu le même genre de réaction que toi : Il mange le poulet avec ses doigts ?? Mais c’est dégoutant ! En effet, je n’avais jamais vu ça chez moi ! Puis, finalement, lorsque je me suis rendue compte que ce n’était qu’une question d’habitude, j’ai arrêté d’être choquée. Et même, tu sais quoi ? J’ai fini par moi aussi manger le poulet avec les doigts parce qu’en fait c’est vraiment très pratique !
Et cette idée m’a permis d’être plus détendue sur bien d’autres principes.
Par exemple, chez mon mari, dans sa famille, ils n’avaient presque jamais d’invités le Chabbath. Chez moi, dans mon milieu, cela me paraissait égoïste ! Mais au lieu de le juger, j’ai préféré en discuter avec lui à cœur ouvert. Finalement il m’a fait réaliser qu’un Chabbath sans invités n’était pas signe d’égoïsme mais plutôt permettait de vrais moments intimes en famille. Donc on a décidé de combiner nos deux modèles familiaux en ayant des invités un Chabbath sur deux !
- Je te remercie Hanna d’avoir été à mon écoute et surtout d’avoir été honnête de ne pas avoir tranché en ma faveur. Grâce à toi, je me suis rendue compte que j’ai été trop loin.
Je raccrochai et j’allais m’excuser auprès de Benjamin pour avoir employé les mots inadéquats.
- Que penses-tu, lui dis-je, d’aller dimanche au marché aux puces ?
- Dimanche aux puces ? Mais c’est la veille de Pessa’h, on n’a pas le temps de se balader !
- Je voudrais qu’on choisisse une belle table basse pour pouvoir manger autour le soir du Séder… par terre !
- Vraiment ? Parce que moi j’ai réfléchi de mon côté, je comprends que cela puisse te paraître inconfortable…
- C’est vrai, que penses-tu de manger sur des poufs ? C’est un bon compromis. Et puis, peut-être que l’on va lancer une nouvelle tradition pour nos enfants, puis pour toutes les générations d’après !
Vint le premier soir du Séder, nous étions en présence de nos familles au milieu du salon, où trônait une table basse magnifique que nous avions choisie au marché aux puces quelques jours auparavant.
Ma mère me demande où sont les chaises. Heureusement, ma belle-mère se chargeait de la réponse : « C’est une tradition de famille ! Nous mangeons par terre ! Nous avons toujours fait comme cela, vous verrez, c’est très sympathique ! ». Ma mère fit mine de trouver cela normal, mais lançait un regard éberlué à mon père dès que ma belle-mère eu le dos tourné. Puis elle me dit : « Mais Emma, on va vraiment s’asseoir par terre, comme des zoulous ? »
Lorsque nous prenions place, Benjamin autour de cette table - qui tout d’un coup me parut majestueuse - passait le message le plus fondamental de la fête de Pessa’h.
« Ce soir, nous sortons tous d’Egypte. "Egypte"en hébreu se dit "Mitsrayim", c’est-à-dire "limites". Ce soir, nous sortons de nos limites ! On ose enfin sortir de nos certitudes et nos schémas préconçus, qui sont en vérité sans aucun fondement, et qui nous empêchent d’être nous-mêmes. »
C’est vrai, pour la première fois cette année, je me sens vraiment sortie d’Egypte. J’ai appris que mes certitudes n’en sont pas. Et lorsque l’on croit que nos principes sont absolus, finalement, on en devient esclaves.
En revanche, ce soir-là, ce qui n’était pas une certitude tout d’un coup l’est devenue : la Torah et ses précieux conseils est vraiment l’unique source de sagesse pour mener mon couple vers l’entente et le bonheur.
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