Je viens d’une famille de purs marocains avec tout ce que cela implique. Pour ceux qui ne connaissent pas, disons que la couleur de la nappe n’est généralement pas visible tant il y a de salades et de Kémia sur la table en période de fête et de Chabbath. Le cahier de recettes est transmis de mère en fille tel un héritage, cahier qui n’est pratiquement pas consulté, étant donné que tout a déjà été appris au berceau...
À 10 ans, je faisais ma première salade cuite, à 12 ans mes premières ‘Hallot. Je n’ai jamais connu les fêtes autrement que comme ça. Ma mère était aux fourneaux durant de longues heures et personne ne se souciait de savoir si la tâche était devenue difficile pour elle en période de grossesse, ou ces derniers temps lorsqu’elle portait le poids de ses années. J’avoue que moi la première, je ne me suis jamais posée la question, c’était ainsi, je n’imaginais pas ma maman autrement.
Puis, je me suis mariée, et c’était à mon tour d’endosser le rôle de la parfaite maîtresse de maison. Je voulais faire honneur à toutes ces femmes qui portaient avec une immense fierté le tablier. Ainsi, chaque semaine, j'enchaînais les tâches avec amour, je mélangeais, je battais, j’épluchais, je badigeonnais, et je dois admettre qu’au début, je me brûlais et me coupais aussi.
Mes tables étaient dignes de celles de ma mère et ma grand-mère. Je posais avec fierté mes 20 salades aussi belles que bonnes. Je dois dire avec un soupçon de non-modestie que tout était mijoté et assaisonné à point. Il y en avait pour tous les goûts. Mon mari, qui connaissait mon abondance et mon talent culinaire, ne se faisait pas prier pour me ramener des dizaines de convives à chaque repas. Tous tombaient sous le charme de ma cuisine.
Puis, je suis tombée enceinte, un enfant, deux enfants, trois enfants, ça devenait plus compliqué de recevoir avec la même abondance et quantité. Le temps et les forces me manquaient, mais je ne voulais pas être celle qui casserait la chaîne. Jusqu’à ce qu’un jour, ma mère vienne me rendre visite et voie à quel point j’étais dépassée et fatiguée. Elle m’a prise à part et, tout en séchant mes larmes d’épuisement, m’a dit : « Ma fille chérie, sache une chose, tes invités viennent chez toi pour se délecter de ton sourire et de ta bonne humeur, bien plus que de tes salades. »
Des années après, cette phrase résonne encore à mes oreilles comme la voix de la sagesse. Depuis cette discussion, je fais beaucoup moins de salades ; désormais, on peut bien voir la couleur de ma nappe, (Certains Chabbath, on peut même y lire les inscriptions qui y sont brodées). Je reçois lorsque j’en ai les forces et le souhait.
Tout a pris une dimension et un goût si différents. Lorsque je décide d’avoir des invités, je les reçois pleinement. Je prends un vrai plaisir à discuter de longues heures à table avec eux. Ma tête n’est pas à la sieste car je m’écroule de fatigue. C’est vrai que j’entends beaucoup moins de “Waouh !” quand mes amis arrivent à la maison, mais je glane encore et toujours quelques compliments de qualité sur la saveur de mes plats, compliments que j’apprécie même davantage.
Ce jour-là, ma maman m’a sauvée d’une vie que j’aurais subie, que j’aurais traînée péniblement, en me donnant le plus précieux des conseils : faire les choses avec cœur.
Je ne regrette en rien les années où j’ai reçu « à la marocaine » ; ce sont de merveilleux souvenirs, que j’espère revivre lorsque les enfants auront grandi, mais aujourd’hui, mes possibilités ont changé et je l’accepte.
La vie d’une maman est faite de hauts et de bas. Il faut savoir s’écouter et s’adapter à nos aptitudes de chaque instant. Je peux vous assurer que bien que le nombre de salades ait considérablement diminué et que les desserts soient beaucoup moins élaborés, le fait de recevoir avec le cœur remplace largement ce qui a été perdu en cours de route.
Les invités, votre mari et vos enfants se souviendront avec joie d’un repas animé par des rires et des chants à profusion, avec une maîtresse de maison qui est heureuse d’être là et qui profite pleinement de cet instant de pur bonheur. Le succès d’un repas réside dans l’ambiance qui y règne. La nourriture contribue à rendre le repas agréable, elle réunit les convives autour d’une même table, mais la vraie joie se situe ailleurs.
Une chose est sûre : ne vous privez jamais de la présence de vos proches sous prétexte que votre table n’est pas assez garnie. Invitez avec le cœur, partagez ces moments avec simplicité, et je peux vous assurer que personne ne remarquera les 15 salades manquantes.