Si chez moi nous n’avons pas de passion pour les animaux domestiques et résistons avec héroïsme aux supplications des enfants de leur offrir un lapin ou un chat, il y a bien une créature qu’il ne nous dérange pas le moins du monde d’avoir chez nous : j’ai nommé le poisson rouge ! (Je ne m’attarderai pas ici sur la question de savoir si c’est en rapport avec le fait que nous soyons tunisiens… c’est un autre débat dans lequel je ne souhaite pas rentrer.)
Avec ses dimensions modestes, ses exigences réduites au strict minimum et l’attraction plaisante qu’il constitue pour les enfants, le poisson rouge a vraiment tout pour nous plaire. C’est donc de bon cœur que nous accueillîmes chez nous M. & Mme Poisson Rouge, un couple aquatique sympathique ramené par les enfants de la kermesse de Pourim l’an passé.
Quand tu t’attaches à un poisson rouge…
« Le don engendre l’amour », enseigne le Rav Eliahou Dessler (rapporté par son élève le Rav Chlomo Steinzalts). Il faut croire que ce principe s’applique à n’importe quelle créature et à n’importe quel type de don, car même lorsqu’on ne fait qu’acheter un simple bocal, un petit arbuste coloré et nourrir et changer l’eau d’un couple de poisson, on finit – malgré nous – par s’attacher à lui. Plus les jours passaient et plus nous apprécions leur présence, rions de leurs acrobaties et prenions du plaisir à les nourrir et changer leur eau… Quant à moi, à qui était naturellement revenue la tâche de les nourrir, j’appréciais tout particulièrement que le couple Poisson vienne chaque matin, lorsqu’ils me voyaient passer à côté de leur aquarium, à ma rencontre frétiller joyeusement pour recevoir leur part quotidienne.
Après plusieurs mois passés en leur présence, c’est avec peine que nous nous séparâmes il y a quelques temps de Mme Poisson rouge puis de Monsieur, mort plusieurs jours après une tentative de suicide (non, je ne plaisante pas, il avait sauté par-dessus l’aquarium ! Nous l’avions alors sauvé de justesse, mais il s’était grièvement blessé et n’avait finalement pas survécu).
Un poisson charmant, mais…
Pour consoler les enfants et remplacer les poissons, nous achetâmes un autre poisson rouge, beaucoup plus petit cette fois, qui nous avait tout de suite séduits par son dynamisme et son punch (il ne cessait de parcourir en boucle l’aquarium, comme s’il s'entraînait pour passer l’épreuve de triathlon aux prochains JO - nous l’avons même soupçonné d’être hyperactif, bref).
Pourtant, malgré son charme indéniable, quelque chose en lui, que je n’arrivais pas encore à cerner, me déplaisait fortement. Ce sentiment négatif à son égard ne faisait que grandir chaque jour. Nous ne l’avions que depuis quelques semaines, mais je m’apercevais que le poisson m’était devenu carrément antipathique. A ce stade, j’ignorais encore pourquoi il déclenchait chez moi une telle aversion. Ce n’est qu’après une longue observation que je parvins enfin à mettre des mots sur mon malaise.
Un nombriliste... sans nombril !
J’ignore si le nouveau poisson avait un nombril, mais plus je l’observais et plus je le trouvais nombriliste. Normal, direz-vous, il était seul dans son bocal. D’accord, mais tout de même ! Je remarquai que contrairement à ses prédécesseurs, M. AntiPatik, comme je l’avais surnommé, ne prenait pas la peine de venir à ma rencontre pour me dire bonjour le matin, ni même me faire une petite danse, histoire de me motiver à lui donner à manger. Au contraire, il ne trouvait rien de mieux à faire que de me tourner purement et simplement le dos dès que je m’approchais de lui !
Vous pensez peut-être que j’exagère, mais pas du tout ! Même les enfants le remarquaient : le poisson n’avait que faire de notre présence, il se détournait de nous et nous ignorait royalement et ce, de manière systématique.
« Quel toupet ! », me dis-je. Pire, lorsque je mettais quelques miettes de nourriture à la surface de l’eau, au lieu de se précipiter pour en manger, il faisait semblant de ne pas le remarquer et continuait à nager tout au fond de l’aquarium, toujours en me donnant le dos, comme si Monsieur pouvait se passer de mes services… (Je dis « faisait semblant », car j’avais surpris ce petit prétentieux se jeter sur la nourriture dès que je m’éloignais de son champ de vision ; lorsque j’avais fait ma réapparition soudaine alors qu’il avait la bouche pleine, il s’était enfui à la vitesse de l’éclair, tout honteux qu’il était…)
Ainsi donc, si je devais résumer la situation, j’étais en présence d’un animal qui avait besoin de soins et de nourriture, comme tout animal, mais qui, imbu de sa propre personne, refusait de le reconnaitre. Tout en continuant à profiter de nos bons soins, il faisait fi de nous et ne témoignait pas la moindre reconnaissance à notre égard…
C’en était trop, je décidai de donner une leçon de savoir-vivre à ce petit impertinent.
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Un matin, alors que comme à son habitude, il se détournait de moi à ma venue, une idée germa dans mon esprit : « Et si j’attendais un peu avant de lui donner à manger ? », me dis-je. « Puisqu’il refuse de faire cas de nous, peut-être qu’en ajournant légèrement sa ration quotidienne, il cessera de faire le fier et viendra à notre rencontre ? »
Attention, n’allez pas croire qu’il était question pour moi de faire souffrir cette pauvre bête, loin de moi une telle idée (très gravement sanctionnée par la Torah, du reste). Non, il ne s’agissait que de le faire attendre un peu pour finalement lui rendre service – lui faire comprendre que tout ce que nous faisions pour lui n’allait pas forcément de soi ! Je souhaitais en outre lui enseigner à apprécier nos efforts à son égard ainsi qu’à se montrer reconnaissant et cesser de nous mépriser.
L’homme est un poisson rouge
Puis soudain, juste avant de mettre mon stratagème en application, une pensée traversa mon esprit, tel un éclair dans un ciel orageux. Je pris quelques instants pour m’assoir et réfléchir.
« Tiens, tiens », me dis-je. « Ne serions-nous pas, nous aussi, semblables par moments à ce poisson qui ingurgite sa ration quotidienne sans même lever les yeux pour voir d’où elle provient ? Ne serions-nous pas, nous aussi, parfois ingrats au point de profiter de tous les bienfaits offerts par notre Maitre, tout en Lui tournant le dos et en ignorant Sa présence ? Et si c’était la raison pour laquelle notre Propriétaire décidait par moment d’"ajourner notre ration", histoire de nous forcer à faire cas de Lui ? »
Chères amies, que dire ? A l’issue des fêtes de Tichri et alors que le mois de ‘Hechvan – le seul dépouillé de tout évènement et de toute célébration – bat son plein, il s’agit pour nous d’appliquer dans notre quotidien toutes les merveilleuses leçons qu’Hachem nous a enseignées durant les mois d’Eloul et les fêtes qui lui ont succédées. La Téchouva, la Emouna, le Bita’hon sont autant de notions qu’il va nous falloir mettre en pratique afin de prouver à Hachem que Sa proximité n’est pas qu’une affaire de repas pris dans la Soucca, mais que c’est au contraire un bienfait que nous recherchons activement au jour le jour, même lorsque les fêtes sont derrière nous.
A l’instar du poisson rouge, n’attendons pas que D.ieu décide d’« ajourner notre ration » afin de lever les yeux vers Lui ! Vivons dès aujourd’hui avec la conscience de Son extraordinaire bienveillance à notre égard, à chaque instant et en tout endroit. Ne perdons pas de vue l’essentiel et travaillons au quotidien la reconnaissance envers Celui à Qui nous devons notre vie. Ne soyons pas comme ce poisson rouge qui avale sa nourriture et se détourne de celui qui la lui a donnée…
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Au fait, si vous voulez connaitre la fin de l’histoire : il s’avère que le poisson n’a pas compris la leçon que j’ai voulu lui inculquer (avec une remarquable pédagogie, il faut bien le dire). Dommage pour lui. Infatigable, il poursuit ses tournées athlétiques… (D’ailleurs, je pense qu’il est bien parti pour se classer en vue du prochain championnat d’Israël.) Bon, mais ça n’est qu’un poisson rouge, après tout !