Comme la plupart d’entre vous le savent, ma famille s’est installée dans ce pays des Etats-Unis après la Shoah. Nous sommes venus de Bergen-Belsen, nous avons vu et vécu le mal satanique.
Nos corps et nos esprits étaient épuisés. Les forces nous manquaient, mais notre Emouna, notre foi en Hachem ne nous a jamais quittés. Mon révéré père, le Rav et Gaon Avraham Halévi Jungreis zatsal, nous a chargés d’une mission : raviver la flamme de la Torah qui un jour avait illuminé les shtetls d’Europe. Nos cœurs vibraient de l’espoir de rallumer cette lumière éternelle du Sinaï qu’Hitler s’était fixé d’éteindre pour toute éternité. Mais, ceci dit, ma sainte mère, la Rabbanite Miriam Jungreis, observait son nouvel environnement avec crainte. « Comment des parents peuvent-ils éduquer des enfants dans ce pays ? », demandait-elle sur un ton craintif.
Quelles étaient les appréhensions de ma mère, me demandez-vous ?
Issus d’un lieu où mourir de faim était notre lot quotidien, où la vermine et les rongeurs étaient nos constants compagnons, où le silence était brisé par des cris plaintifs et angoissants, qu’est-ce que ma mère avait vu qui l’avait poussé à poser cette question, qui la rendait méfiante de l’Amérique ? Elle aurait dû naturellement exulter de se trouver dans ce pays béni. Il est vrai qu’elle aurait dû être apaisée de savoir que nous n’avions plus faim, que nous pouvions dormir dans des lits avec des couvertures, des coussins et des draps propres, que nos nuits seraient silencieuses et paisibles et que le soleil brillerait fortement, annonçant une nouvelle journée. Qu’est-ce qui avait pu faire trembler le cœur de ma mère et l’avait incité à demander : « Comment des parents peuvent-ils élever des enfants dans ce pays ? ».
Ma mère était très observatrice et disséquait les événements comme un chirurgien. Elle arrivait à la source du problème, et, sans fioriture, identifiait la tumeur purulente. Ainsi, de sa manière habituelle et mystérieuse, elle mit le doigt sur la maladie qui infectait l’Amérique : la rupture de la famille, le manque de respect des relations parents/enfants. Elle déplorait le fait que les parents non seulement toléraient l’effronterie débridée de leurs enfants, mais en vérité l’encourageaient, même sans le savoir. Elle était en avance sur son temps, et prévit la tragédie qui était sur le point de détruire la fondation solide de la vie de famille.
La déférence pour les parents est le pilier sur lequel la foi en Hachem et des familles fortes et stables sont bâties. En son absence, les pierres fondatrices de notre vie s’écroulent et s’émiettent. Lorsqu’on donne aux enfants le droit de penser qu’ils « savent mieux », et ont le droit de se conduire avec leurs parents avec condescendance, et tentent de leur donner des leçons, alors les enfants décident et les parents perdent leur autorité. Lorsque l’effronterie est considérée comme une « amitié » - soyez « potes » avec vos enfants -, alors, ce manque d’autorité est considéré par erreur pour « de bonnes techniques de parentage » et les lignes deviennent très floues. C’est ce que ma mère a entrevu et redouté.
Mon saint père, le Rav et Gaon Avraham Halévi Jungreis zatsal, de sa manière délicate, s’efforçait toujours de trouver le soleil derrière chaque nuage, alors il tenta de rassurer ma mère. « Dee Ribbonoh Shel Olam vet Helfen - le Tout-Puissant va nous aider à protéger nos enfants dans les solides enclaves de la Torah », déclarait-il avec assurance.
Mais, tragiquement, alors que ces murailles puissantes de Torah nous isolaient, un grand nombre de nos familles ont été également infectées par les ravages de la culture du vingtième et vingt-et-unième siècles. Les torts étaient faits. Aujourd’hui, la maladie est partout et chaque individu et famille doit être vigilant. Personne ne peut être sûr d’être immunisé.
Les paroles de ma mère étaient prophétiques. La rupture de la cellule familiale, la distanciation entre les générations, le mépris, la colère, et les relations dysfonctionnelles sont devenus trop courants. Malheureusement, ce ne sont plus désormais des aberrations, mais trop souvent la norme. Les fumées toxiques ont laissé des dommages dévastateurs, infectant non seulement les enfants, mais les petits-enfants, cousins, tantes, oncles - toute la famille.
Que faisons-nous face à ce phénomène, me demandez-vous ? Pas grand-chose de positif, à mon sens. Hier, les enfants se sentaient redevables. Aujourd’hui, ils estiment avoir des droits. À une époque, les parents apprenaient à leurs enfants à parler, et aujourd’hui, les enfants enseignent à leurs parents à se taire.
Hier, les jeunes gens se levaient en l’honneur de leurs aînés. Aujourd’hui, les aînés se lèvent en l’honneur des jeunes gens. Hier, les enfants accueillaient leur mère et père avec déférence, et aujourd’hui, les parents s’estiment heureux si leurs enfants prennent quelques secondes pour lever les yeux de l’ordinateur et marmonner bonjour dans leur direction. Hier, les enfants adultes tentaient de combler les besoins de leurs parents. Aujourd’hui, les parents veillent à garder leur portefeuille ouvert et leur bouche fermée.
Je pourrais poursuivre à l’infini, mais je suis persuadée que vous, mes chers lecteurs, connaissez très bien ces histoires, et pouvez vous-mêmes dresser vos propres listes. Malheureusement, ces histoires ne s’arrêtent pas là. La plaie purulente devient de plus en plus moche au fil des jours.
Récemment, une femme âgée est venue dans mon bureau, elle pouvait à peine parler - les larmes étranglaient sa voix : « Rabbanite, me dit-elle, cela fait huit ans que mon fils et ma belle-fille ne m’ont plus adressé la parole. La semaine dernière, ma chère petite-fille s’est mariée, et, bien entendu, je n’ai pas été invitée. J’ai néanmoins rassemblé mon courage et j’y suis allée. Je voulais juste embrasser ma petite-fille et lui souhaiter Mazal Tov. » A ce stade-là, la grand-mère s’arrêta. Elle ne pouvait plus continuer et ne pouvait retenir ses larmes. Une fois qu’elle réussit enfin à se reprendre, elle lança : « Rabbanite, ils avaient engagé un garde qui attendait, et m’a éloignée de force ! Et Rabbanite, poursuit-elle, me croirez-vous ? Personne n’a protesté ! Personne n’a pris la parole, personne ne m’est venu en aide !! »
J’ai entendu de nombreuses histoires, l’une plus bizarre que l’autre, mais celle-ci était un nouveau record et j’ai eu du mal à l’intégrer.
Était-ce possible ?, me demandai-je. N’est-ce pas assez ? Après le mal indicible de la Shoah - après pratiquement 2000 ans d’exil, la faute de la haine de Kamtsa et Bar Kamtsa continue à faire des ravages parmi nous ? La douleur est trop vive à envisager.
A suivre