Il est huit heures du matin. Le petit Méir est déjà debout depuis longtemps, il a fait Nétilat Yadayim, a prié et a également pris son petit-déjeuner. A présent, il attend avec émotion et espoir l’arrivée d’un invité… sa mère s’est levée encore plus tôt que lui. A une heure matinale, elle avait déjà nettoyé et fait briller le salon, préparé la grande table ancienne, déposé une somptueuse nappe et joliment disposé les chaises. Par la suite, elle rangea les livres dans un coin de la table avec bon goût, et au final, elle se tint dans un coin de la pièce et observa avec satisfaction la pièce joliment rangée. « Tout est prêt » annonça-t-elle à son fils sur un ton joyeux, « Il peut venir maintenant, et puisse tout se passer bien… » Les minutes s’écoulent, ainsi que les heures, mais « l’invité » ne vient pas. L'heure de ‘Hatsot est arrivée, les chaises disposées dans le salon sont encore vides, attendant d’être occupées. Peu à peu, la prise de conscience s’installe : il y a eu, semble-t-il, un problème, et l’invité ne viendra plus aujourd’hui…
« Il ne viendra plus aujourd’hui », soupire la maman, tout en essuyant des larmes pures de déception. « Nous l’avons attendu tellement longtemps, il avait dit qu’il viendrait tôt, mais il n’est toujours pas arrivé. Apparemment, il ne viendra plus aujourd’hui », soupira la maman et à nouveau, elle pleura abondamment... « L'invité » en question, attendu par Méirke et sa maman avec impatience, était un Juif distingué, qui subvenait à ses besoins en enseignant aux jeunes enfants. Cela faisait plusieurs mois que les parents de Méirke l’avaient repéré pour qu’il enseigne la Torah à leur fils, pour qu’il lui inculque la sagesse et le discernement, et l’aide à s’élever dans les hauteurs de la Torah et de la crainte divine. Après de nombreuses tentatives et la promesse d’un haut salaire, l’enseignant avait consenti à se présenter au domicile de la famille Shapira pour enseigner la Torah à leur fils, et avait promis de venir tel jour de bonne heure...
Leur déception était immense à présent, constant que le jour passait et que l'enseignant n’était pas venu. « Il s'est probablement trompé en route, » dit l'enfant, mais ces propos ne calmèrent pas la maman en pleurs. Elle était assise sur une chaise dans un coin du salon, en sanglots, ayant du mal à croire que le maître n’était pas venu...
Le petit Méir était étonné. Ce n’est pas tous les jours qu’un enfant voit sa maman en proie à une telle douleur. Il comprit que quelque chose d’inhabituel s'était produit. « Maman, dit-il dans un murmure, « ce n'est vraiment pas grave, aujourd’hui, il n’est pas venu, mais il viendra certainement demain. Soit il s’est trompé de jour ou n'a pas trouvé le chemin pour venir jusqu’ici, mais il va certainement arriver jusqu’à demain matin, et nous pourrons commencer à étudier… » déclara l’enfant, pour tenter d’apaiser sa mère…Mais celle-ci n’était toujours pas apaisée. « Mon petit Méir, dit-elle sur un ton affectueux, comprends-tu qu’un jour qui s'est écoulé ne reviendra plus jamais ! Bien sûr, il va venir demain ou après-demain, mais aujourd’hui même, ce jour en question ne reviendra plus jamais ! Ce que vous auriez pu étudier aujourd’hui, vous ne pourrez le compléter à un autre moment! »
Le petit Méir, assis sur un banc, écouta avec émotion les propos de sa maman, qui expliquait la raison de ses pleurs pour ce jour qui s'était écoulé sans Torah. « Demain, avec l’aide de D.ieu, il viendra, mais demain, vous étudierez la Torah prévue pour demain. Mais la Torah d’aujourd’hui, qu’en est-il ? La Torah d’aujourd’hui, vous ne pourrez plus l’étudier! Crois-tu que je pleure parce qu’il ne viendra plus jamais ? Non, je pense bien qu’il viendra, mais le jour qui vient de s’écouler sans sa présence et au cours duquel on n’a pas étudié de Torah : c'est ce qui explique les larmes que tu vois... » L'enfant écouta attentivement les paroles de sa mère : en effet, il n’était pas possible de récupérer cette journée. C’est à ce moment-là qu’il saisit la notion de l’importance de chaque jour qui passe, l’idée que la Torah d'aujourd’hui ne pourra plus être étudiée ultérieurement…Le lendemain, comme prévu, l'enseignant arriva. Il présenta ses excuses les plus sincères, et commença immédiatement à enseigner à Méir. Toute cette histoire fut presque oubliée...presque oubliée...
Des dizaines d’années s'écoulèrent. Le petit Méir avait grandi, et sa réputation s'était étendue dans le monde juif pour sa maîtrise géniale de la Torah : il était devenu le célèbre Gaon Rabbi Méir Shapira. Il avait fondé la Yéchiva 'Hakhmé Lublin, le fleuron du monde des Yéchivot en Pologne, où étudiaient les élèves les plus doués. On y entendant la voix de la Torah qui y résonnait fortement, y formant les futurs maîtres en Torah du peuple juif…
Au cours d’une grande assemblée organisée en l’an 5683 en Pologne, les grands maîtres de la génération s’étaient rassemblés pour débattre de sujets liés au judaïsme de cette époque. Rabbi Méir avait également été invité à y participer, et lorsqu’on lui donna le droit de parole, il conquit toute la salle, et le monde entier par sa vision : « Le Day Hayomi. Tous les Juifs, des quatre coins du monde, où qu’ils se trouvent, s’unissent pour étudier une page de Guémara chaque jour ! » Cette idée conquit les cœurs, et fit vibrer la corde sensible en chaque Juif. On distribua des calendriers d’étude, on fixa des ‘Havroutot (compagnons d’étude). Depuis ce jour-là et jusqu’à aujourd’hui, cette mélodie n’a pas cessé : des centaines de milliers de Juifs de par le monde étudient une page de Guémara en commun chaque jour, s’unissent pour une étude fructueuse en commun.
Plus tard, lorsqu’on demanda à Rabbi Méir comment il avait eu l’idée de cette conception révolutionnaire qui avait profondément changé la face du monde de la Torah, il avait répondu simplement : « Les larmes de ma mère…car lorsque j’avais vu ce jour-là ses pleurs, ses larmes pures émanant du plus profond de son cœur, je compris que chaque jour, il y avait une "part de Torah", et chaque jour qui s’écoule sans étudier cette "part de Torah" quotidienne, est un malheur irréversible ! »
« Les larmes de maman, qui ne dit presque rien, mais le fait même de ses pleurs, le fait de sa grande tristesse, de son désarroi profond, provoquèrent un bouleversement en moi, et plantèrent les graines de la révolution du Daf Hayomi. Car observer maman pleurer sur le jour qui s'était écoulé sans Torah a été plus parlant que mille cours de Moussar (morale) sur les jours qui passent sans être exploités, et je vis la nécessité de donner à chaque jour sa part de Torah, et d’ancrer cette nécessité dans tout le peuple juif ! »
Incroyable ! Jusqu’à aujourd’hui, des centaines de milliers de Juifs étudient au quotidien le Daf Hayomi. Les cours se multiplient à un rythme effarant, le soir, les centres de Torah sont pleins, tous les hommes étudient la même page de Guémara au jour le jour, suivant la vision et le rêve génial, presque imaginaire, de Rabbi Méir Shapira. Et tous, oui, TOUS, le doivent aux pleurs sincères versés par une mère juive dans le coin d’une salle à manger frugale, au milieu du siècle dernier. Sans dire un mot, sans donner de leçon de morale, sans lancer de regard réprobateur, mais ce que les yeux de cet enfant avaient perçu en cet instant unique est ce qui créa la révolution du Daf Hayomi.