Mon histoire a commencé il y a de longues années, dans mon pays natal, la France.
J’ai grandi dans une bonne famille aisée. Mes parents n’étaient certes pas orthodoxes, mais ils ont donné une excellente éducation à leurs enfants, et au final, nous sommes tous devenus orthodoxes. Mes frères sont des Bné Torah et mes sœurs sont mariées à des Avrékhim.
Mais mes parents sont restés des gens simples et ne connaissaient pas les codes de la société orthodoxe.
Lorsque je suis arrivée en âge de me marier, il y a plus de trente ans, mon père m’annonça que son frère lui avait proposé un excellent garçon pour moi. Je demandai à mon père s’il s’agissait d’un jeune homme qui se consacrait exclusivement à l’étude de la Torah ; mon père appela son frère qui lui confirma qu’il étudiait bien et réussissait bien dans son étude. Cette proposition m’attira beaucoup.
Nous nous sommes rencontrés.
Jusqu’à aujourd’hui, je me souviens de cette rencontre comme la chose la plus étrange et la plus drôle que j’ai vécue.
J’étais assise dans le lobby d’un hôtel, et, soudain, un étranger, qui avait tout l’air d’un non-Juif, s’adressa à moi en me demandant : « Sarah ? ».
« Oui », répondis-je, et je pensais alors qu’il travaillait à l’hôtel et qu’il avait reçu un message téléphonique à me transmettre.
Mais le jeune homme s’assit en face de moi.
Je me levai instinctivement. « Je… j’attends quelqu’un ici. »
- Mordékhaï Cohen ?, dit-il.
- Oui, il t’a envoyé pour me dire quelque chose ?
- Non, me dit-il, c’est moi Mordékhaï Cohen.
- Ce n’est pas possible, lui rétorquai-je.
- Pourquoi pas ?
- Car le Mordékhaï Cohen que je dois rencontrer est un Juif religieux.
- Je suis Juif, bien entendu, me répondit-il. Et pour le côté religieux, c’est bien que tu me l’ais rappelé, et il sortit alors de sa poche une Kipa repassée et la mit sur la tête. Je prie même pendant les fêtes, se vanta-t-il.
« Très bien », aurais-je répondu si je n’étais pas prête de m’évanouir.
C’était une scène surréaliste. On me proposait un jeune homme ‘Harédi qui étudie la Torah, et à la place arriva un Goy portant une Kipa repassée. Allez expliquer à quelqu’un qu’il n’est pas la bonne personne.
Un silence gênant s’installa. Le jeune homme était assis, tandis que moi j’étais debout.
« Ça ne me dérange pas de m’assoir, lui dis-je et je pris place, malgré moi. Mais il y a eu une erreur ici. Je suis une jeune fille orthodoxe qui cherche un jeune homme qui se consacre exclusivement à la Torah. Je ne comprends pas mon oncle… qu’a-t-il pensé… »
« Mais, protesta-t-il, j’étudie l’architecture à l’université de Paris. Je finis dans un an et quelques mois… »
* * *
J’étais obligée de me calmer. Je commandai un verre d’eau, j’avalai une gorgée, et je lui expliquai ensuite que mon oncle Moïse, l’ami de son père, est très sympathique, mais ne fait pas tellement attention à la compatibilité entre les candidats. Je recherche un garçon qui étudie la Torah et la Guémara toute la journée, et même après le mariage, il ne travaillera pas, mais étudiera. « Tu comprends à quel point tu es loin de cette définition ? »
« Tu veux vraiment un jeune homme qui étudie au Kollel toute la journée et ne subvient pas aux besoins du foyer ? »
J’étais étonnée qu’il sache ce qu’est un Kollel. « Oui, c’est exactement ce que je veux. »
« Et pourquoi une jeune fille éduquée comme toi, qui, d’après ce que j’ai entendu, est sur le point d’obtenir un diplôme de comptabilité, envisagerait une telle perspective ? »
Je lui expliquai. Seulement, cette explication, avec ses questions poussées, prit une heure et demie.
« Alors je ne suis vraiment pas fait pour toi », déclara-t-il au final.
Je voulais lui dire qu’il était un génie, mais je m’abstins.
Il me salua, s’excusa s’il m’avait occasionnée une gêne, puis plia joliment la Kipa, et on aurait dit qu’il comprenait qu’avec ce geste, nous n’étions vraiment pas compatibles.
« Mais je pense que tu me conviens », l’entendis-je dire.
« Comment es-tu arrivé à cette conclusion ? », lui demandai-je, piquée par une curiosité presque diabolique.
Il s’assit à nouveau, et lorsqu’il vit que je ne m’apprêtais pas à faire comme lui, il se leva et me dit qu’il reconnaissait qu’il n’était pas adapté par son absence de pratique religieuse (à part les prières des fêtes, comme il avait insisté pour préciser…), mais en revanche, je lui convenais à lui, qui recherchait une bonne fille modeste, bien élevée, intelligente et érudite, une jeune femme qui savait s’exprimer, mais aussi tirer la langue en cas de nécessité.
« Très bien », lui dis-je une fois qu’il eut fini de parler. Cette fois-ci, je ne gardai pas pour moi mes pensées. « Mais comme je l’ai précisé depuis le début, tu ne me conviens pas, alors, on se sépare maintenant et je te souhaite bonne chance. » Il fit la révérence, et partit. Mais soudain, il se retourna et dit : « Et si je faisais l’effort de m’adapter à toi ? »
- Quoi ?
- Tu ne m’as pas contredit sur la partie de « Tu me conviens », et je ne te contredis pas sur la partie : « Je ne te conviens pas ». La question, c’est qu’en penses-tu si je fais toute la moitié du chemin pour devenir compatible avec toi ?
* * *
Cette fois-ci, je m’assis et lui expliquai pendant une demi-heure à quel point son monde était éloigné du mien. Je lui expliquai mes rêves et mes aspirations, et à quel point ma foi et ma vision juive de la vie sont profondes. Il m’écouta pendant tout ce temps, et on voyait qu’il comprenait, ce que je n’attendais pas de lui - non pas parce que je pensais qu’il n’était pas intelligent, mais parce que certains codes sont difficiles à expliquer.
Mais il intégra mes propos.
« Et si je quittai l’université pour aller à la Yéchiva et que je devenais un Ben Torah et étudiai la Guémara comme tu le veux - y aurait-il une chance ? »
Il me mit mal à l’aise. Je ne sus pas quoi lui répondre.
« J’épouserai un authentique Ben Torah qui se consacrera à l’étude de la Torah, lui répondis-je. Tu ne comprends pas à quel point tu es loin maintenant de tous les concepts qui me sont familiers. Je ne pense pas pouvoir m’engager en aucune façon. Pour l’instant, la réponse est négative. Si la situation devait dramatiquement changer - ce qui m’étonnerait - tu aurais peut-être une chance. »
Il me remercia pour ma réponse franche, et nous nous quittâmes.
* * *
Bien entendu, je rentrai chez moi et me précipitai sur mes parents, qui furent très peinés de voir à quel point j’étais en colère. Mes pauvres parents étaient si naïfs, qu’ils n’avaient pas communiqué convenablement avec l’oncle Moïse, qui était très éloigné de l’orthodoxie.
Un mois plus tard, l’oncle Moïse téléphona à mon père et lui dit : « Tu ne sais pas ce que je vis. Le père de Mordékhaï est en colère contre moi, car son fils a quitté l’université et est allé étudier à la Yéchiva. Il commence à se faire pousser la barbe et à prier tous les jours. » Il dit qu’après cette rencontre, il a perdu ses esprits » (d’après sa vision des choses, bien sûr…).
C’était un développement que je n’aurais pas imaginé.
Au fil du temps, nous commençâmes à recevoir des nouvelles de Mordékhaï. Il était devenu élève de Yéchiva, avait tout quitté juste avant l’obtention du diplôme, il avait un esprit pénétrant et intelligent, et son Rav faisait son éloge en affirmant qu’il était devenu un authentique Ba’al Téchouva.
Un Ba’al Téchouva… je pensais que ça le regardait. En tout cas, à mon avis.
***
Six mois plus tard, la proposition fut de nouveau relancée. On me raconta le changement qu’il avait vécu. Il s’avère qu’il avait véritablement découvert la Torah et les Mitsvot. D’après ce qu’on m’avait raconté, on peut dire qu’il avait bien saisi les « codes » dont je lui avais parlé, si on en juge la manière dont il avait plaisanté sur sa conduite lors de la première rencontre.
Plusieurs messagers arrivèrent chez moi, pour que j’accepte au moins une rencontre. Après une série de pressions, j’acceptai. Je vous épargnerai les détails de la rencontre. Il avait vraiment l’air d’un élève de Yéchiva en tous points, dans son apparence et ses propos. Il avait entrepris une démarche louable, mais, semble-t-il, j’avais déjà pris ma décision. Je pense que, dès le départ, il n’avait aucune chance.
A la fin de la rencontre, il me demanda délicatement s’il était possible d’envisager une deuxième rencontre.
Je lui répondis que j’y réfléchirai, soit une manière différente de dire « non ».
A sa gêne, s’ajouta un voile de tristesse mêlée à la compréhension. Il baissa la tête, attristé, et nous nous dîmes au revoir.
* * *
Peu de temps après, il se rendit en Israël pour étudier à la Yéchiva. Cette proposition ne fut plus d’actualité pendant un an, mais ensuite, elle redevint actuelle - mais je maintins mon refus jusqu’à ce que tout le monde baisse les bras.
Deux ans plus tard, on nous annonça la nouvelle par l’intermédiaire de l’oncle Moïse. Mordékhaï s’était fiancé avec une jeune fille d’Israël, issue d’une famille pratiquante. Il se destinait à étudier toute sa vie.
Je ne peux pas dire que la nouvelle me laissa indifférente. Mes sentiments étaient formés de 90% de joie et de soulagement à l’idée qu’il avait trouvé son âme sœur, car j’avais des sentiments de culpabilité de mon refus, et dans les 10% restants, j’avais des doutes si j’avais agi correctement, et si je n’avais pas perdu mon Chiddoukh.
Les années passèrent. Mordékhaï fonda une famille, des enfants lui naquirent les uns après les autres, et, un jour, on apprit qu’il avait fondé un Kollel de 10 membres, dont il était Roch Kollel.
Quant à moi, je cherchais encore mon âme sœur et je devais gérer pas mal de gens qui disaient : « Regarde ce que tu as manqué, en raison de ton obstination et de ton orgueil », et beaucoup de gens qui ne l’exprimaient pas tout haut, mais le pensaient au fond d’eux.
* * *
J’arrivai à l’âge de trente ans, et, à partir de là, ma célèbre confiance en moi commença à se fissurer. Bien que, dans ma profession, je réussissais et gagnais beaucoup d’argent, mais dans le domaine le plus important - fonder une famille -, j’avais échoué. A un moment donné, j’avais tenté de faire des concessions, mais plutôt que de renoncer à l’essentiel et de faire de vraies concessions douloureuses, je me contentai de concessions qui, pour l’entourage, n’en étaient pas vraiment dans la situation et à l’âge que j’avais.
Alors que j’avais 38 ans, j’appris la nouvelle bouleversante : le décès de l’épouse de Mordékhaï dans des circonstances tragiques que je ne détaillerai pas par souci d’anonymat.
Je suivis de loin et dans la douleur les nouvelles de l’enterrement où se pressa une foule nombreuse, l’histoire tragique des orphelins dont deux d’entre eux avaient été blessés dans ces mêmes circonstances et hospitalisés. Tout le monde pensa : qu’est-ce que cet homme devait traverser comme épreuves dans sa vie !
Deux mois plus tard, je ressentis une certaine agitation autour de moi, et je compris très vite. Quelqu’un proposait de me faire un Chidoukh avec Mordékhaï.
Je préférai attendre que les choses soient proposées officiellement, et je ne compris pas pourquoi ça ne venait pas. Lors d’une conversation avec ma mère, elle me laissa entendre que Mordékhaï n’était pas sûr de vouloir se marier, certainement pas maintenant. Il dit qu’il devait y réfléchir. Je connaissais le sens de cette affirmation. Il me semble que je l’avais inventée…
Et justement à cette période, les 10% de doute qui avaient disparu depuis longtemps dans les 90% de certitude refirent surface, et toute cette histoire déclencha chez mois des pensées tristes. Je pensai à ma conduite du passé, j’essayai et je parvins aussi à me justifier, mais il ne suffisait pas d’avoir raison. Concrètement, je savais que j’avais manqué l’occasion de ma vie, et même si on pouvait me comprendre, compte tenu du caractère peu ordinaire de la situation, tout de même, la période pendant laquelle il était devenu un authentique Ben Torah et s’était intégré si naturellement dans le monde des Yéchivot alors que je persistais dans mon refus - me frappa de plein fouet.
Est-ce que j’avais dormi ? Mon cœur s’était-il tu ? Que m’était-il arrivé ?
* * *
Deux mois s’écoulèrent dans cet état d’esprit, au cours desquels je perdis aussi du poids et surtout de ma confiance en moi et de ma joie de vivre. Puis, arriva la nouvelle : Mordékhaï acceptait de me rencontrer.
Nous avons fixé rendez-vous dans le même lobby d’hôtel. J’étais assise, et, soudain, il arriva : un honorable Rav portant une barbe et une imposante veste longue.
« Sarah ? », me demanda-t-il, et il avait l’air encore plus gêné que les deux rencontres précédentes…
La conversation était différente, plutôt centrée sur des questions que des « si ». Avec ma perception aigue, je ressentis qu’il n’était pas entier avec lui-même, et je le lui dis. Il s’excusa et m’expliqua qu’il avait perdu son épouse, à laquelle il était très lié, peu de temps auparavant. Il parla d’elle avec chaleur et estime, ce qui confirma mon sentiment.
Délicatement, je lui demandai ce qui l’avait conduit à accepter de me rencontrer. Embarrassé, il m’expliqua qu’il avait beaucoup de gratitude pour moi, et que, grâce à moi, il avait quitté une vie futile pour mener une vie réelle de Juif qui accomplit la Torah et les Mitsvot. Il me dit aussi que son épouse priait pour moi afin que je trouve un bon conjoint, et elle avait aussi de la gratitude pour moi, car elle avait rencontré par ce biais son mari.
A ce stade-là, je fondis en larmes sans pouvoir m’arrêter. Je mis la tête dans mes mains et éclatai en sanglots. Je pleurai sur ma vie et sur les longues années perdues. Je pleurai sur mon cœur endormi pendant une période si longue et si critique. Je pleurai sur les trois ans où mon cœur aurait pu se réveiller, mais avait continué à dormir, et surtout je pleurai d’avoir compris qu’il acceptait de m’épouser par bonté et compassion, et par gratitude, alors que je n’avais pas eu la même attitude, pas même par bonté et compassion. J’avais certes réfléchi à cette question à l’époque, mais sans y accorder d’importance. Le fait même que le « ‘Hessed » était l’un des tenants avait fait pencher la balance de l’autre côté. Ça ne pourrait pas se passer ainsi selon ma perception de l’époque.
Mon cœur se réveille désormais et je comprends que, depuis toujours, il avait été mon élu, et comme le dit la Guémara : « Qu’un autre ne me précède pas » : c’est ce qui m’était arrivé. A présent, j’avais le mérite d’épouser un authentique Talmid ‘Hakham grâce à son bon cœur.
Il était assis à côté de moi, embarrassé. Ok, d’accord. Il en avait l’habitude. Plus tard, nous nommâmes cet hôtel : « L’hôtel de la gêne ». Une fois que je m’étais enfin calmée, il commença à me parler de manière mesurée d’une date de mariage.
Tout est bien qui finit bien : je me suis mariée il y a environ cinq ans, et nous avons eu deux enfants.
Et, dans mon armoire, se trouve un souvenir important offert par mon mari le jour de notre mariage.
Une Kipa noire repassée et merveilleusement bien pliée…