Chalom Nagar, 83 ans, d’origine yéménite, a été malgré lui, il y a 60 ans, l’acteur d’un événement colossal du 20ème siècle : c'est lui qui a appuyé sur le bouton de la trappe qui allait définitivement débarrasser l’humanité d’un de ses plus grands criminels. Chalom, Juif bon et intègre, n’a jamais cherché à accomplir des actes héroïques et a été pris malgré lui dans les rouages de l’Histoire, qui l’a désigné pour exécuter l’archi-bourreau, Adolf Eichmann.
Tuer un homme, ce n’est pas facile...
Pour une conscience juive, comme celle de Nagar, tuer un homme n’est pas facile. Même si cet homme est l’incarnation du Mal. Même si, en le supprimant, il accomplit la Mitsva d’effacer le nom d’Amalek. L’ex-officier SS, responsable de la planification et du meurtre systématique du peuple juif, enfermé dans sa cage en verre, un rictus permanant sur ses lèvres, plaidera non coupable aux accablantes accusations du Tribunal de Jérusalem.
Il n’aura pas un mot de remords, pas une demande de pardon. Il étayera sa défense par le fait qu’il n’était qu’un pion dans la machine nazie et qu’il ne faisait qu'exécuter les ordres de ses supérieurs. Chalom Nagar, lui, son gardien pendant les 6 mois de son internement, ne se serait jamais porté volontaire pour tuer, ne serait-ce le Diable incarné. La conscience palpite en lui comme un cœur dans une poitrine, et quand son supérieur lui demandera d’effectuer la pendaison d’Eichmann, il refusera. Ce n’est qu’après qu’un tirage au sort l’ait désigné, qu’il sera obligé d’accomplir la sentence.
Nagar est né en 1941 au Yémen. Orphelin de père très jeune, il monte en Israël à 12 ans. Il vit dans une grande pauvreté dans les camps de transit pour nouveaux migrants de la jeune Israël ; après ses études, il s'enrôle dans la prestigieuse unité des parachutistes et une fois libéré de ses obligations militaires, s’engage comme gardien de prison.
Un détenu très “select”...
Alors que Nagar est en service à l'établissement pénitentiaire de Ramla (aujourd’hui Ayalon), un “pensionnaire” hors norme est incarcéré : Adolf Eichmann. Les services secrets israéliens ont réussi à retrouver sa trace, l’ont identifié en Argentine après des mois de repérage et de filature, et lui ont tendu un guet-apens. Ils finissent par le kidnapper, sous le nez des autorités argentines (qui n’extradaient jamais les criminels de guerre de leur territoire...) dans une opération d’une audace époustouflante, que seuls les Israéliens sont capables de réaliser.
Ben Gourion annonce le 23 mai 1960 de sa voix chevrotante à la radio : « L’homme est entre nos mains. Nous avons capturé Adolf Eichmann. »
Nagar sourit en se rappelant qu’il ne savait même pas qui était Eichmann. Plein d’humour, il dit : « Vous croyez qu’au Yémen, on avait entendu parler de lui ? »
Les autorités israéliennes et pénitentiaires ont un souci : garder absolument Eichmann en vie jusqu’au procès. Et par crainte que l’homme ne se suicide, ou qu’un gardien qui aurait vécu la Shoah (il y en avait beaucoup à l’époque) ne puisse avoir un geste malheureux, il fallait que l’homme qui garde le Diable ne soit pas d’origine ashkénaze ni un ancien déporté.
Nagar a accompagné Eichmann partout pendant 6 mois. De sa cellule à la cour de la prison, aux toilettes et pour ses repas ; il vivait dans une cellule adjacente à celle du nazi. Nagar raconte très franchement : « Si je n’avais pas su ce qu’il avait fait, j'aurais pu croire qu’il était quelqu’un de bien. Il disait tout le temps “gracias” en espagnol, pour chaque service que je lui rendais. Il était un maniaque de la propreté et se lavait sans cesse les mains. Il écrivait longuement dans sa cellule ses mémoires. »
Jour pour jour il y a 60 ans
Le procès débute le 11 avril 1961, il y a 60 ans jour pour jour, et va provoquer en Israël une vague déferlante d’émotions jusque-là refoulées ; en effet, le jeune pays en pleine construction ne pouvait pas et ne voulait pas ressusciter un passé trop douloureux et le sujet de la Shoah n'était pas abordé sur la place publique. Les rescapés l’avaient compris et le silence était de mise. Mais l’ouverture du procès va libérer toutes ces vannes retenues. L’oreille collée à la radio, les Israéliens écouteront les débats retransmis par Kol Israël. Certains découvriront avec effroi l’horreur de la Shoah, et d’autres revivront ce qu’ils avaient voulu occulter, alors qu'à la barre, des témoins s’évanouiront en faisant le récit de l’ineffable.
Une Israël sans expérience devant la peine capitale
Il n’y a pas de peine de mort en Israël et l’expérience dans le domaine était nulle. C’est pourquoi plusieurs erreurs ont été faites : l’homme qui avait accompagné Eichmann avant sa condamnation à mort n’aurait jamais dû être celui qui allait lui passer la corde au cou et l'exécuter. En Europe et aux USA, on le sait pertinemment. Second point : il aurait fallu que plusieurs personnes appuient ensemble sur les boutons de la trappe, pour qu’on ne sache jamais lequel l’a réellement ouverte. Mais cela n’eut pas lieu.
Quand Nagar parle pour la première fois dans une interview, il désamorce la charge énorme qui pèse sur lui, mais jamais sur un ton dramatique. Il narre ce qui lui est arrivé avec facilité :
“Eichmann n’a pas voulu qu’on lui mette une cagoule avant l'exécution et j’ai vu son dernier regard. Il est gravé en moi jusqu'à mon dernier jour. Je n’avais été préparé à rien. Je n’avais rien dit à ma famille. Lorsque je me suis approché du corps, après la pendaison, je ne savais pas que la langue était dehors et que la lividité du mort était telle. Lorsque j’ai enlevé la corde, je ne savais pas que chez les pendus, il y a de encore de l’air dans leur ventre. Ce qui fait qu’en lui enlevant la corde, l’air libéré a fait jaillir de ses entrailles un dernier râle effrayant et il a craché du sang sur moi. J’ai cru qu’un démon m'agressait. C’était un cauchemar. Puis je me suis occupé de l’incinération du corps. On avait commandé un four spécial à cet effet. C’est encore moi qui ai mis le corps sur une civière, et j’étais déjà tellement remué de ce que je venais de voir, que je titubais, incapable de préparer le brancard pour l’incinération.”
Les cendres du nazi ont été dispersées en dehors des eaux territoriales d'Israël.
Depuis ce jour du 31 mai 1962, date de l'exécution d'Eichmann, Chalom a enclenché un long et minutieux retour aux sources. De famille pratiquante, il avait abandonné la religion. Mais bouleversé par cet événement déterminant de sa vie et de l’histoire de son peuple, il est retourné à la pratique du judaïsme. Il parle sans détour dans un très beau documentaire qui lui a été consacré, intitulé avec humour et ironie : “Le Bourreau”. Oui. Qui était le bourreau ? Cet homme bon et doux que des valeurs ancestrales accompagnent tout au long de sa vie, et qui s’est trouvé être l'exécuteur du Mal, ou cet être distant, pétri de politesse allemande et de bonnes manières qui a pu planifier froidement l’anéantissement d’un peuple ?
Épilogue
En hébreu, la conscience se dit « boussole » (Matspoun) et vient de la racine du mot « caché ». Cette boussole cachée en nous, impalpable et invisible, ne nous trompe jamais. Dès son plus jeune âge, un enfant sait ce qui est bien et ce qui est mal. La conscience nous montre infailliblement le chemin de la morale.
Mais la conscience est une entrave, une muselière à nos instincts, et c’est elle qui, en fin de compte, va nous déranger si on transgresse les limites, et elle ne nous permettra pas de jouir pleinement de nos actes coupables. Ce n’est pas par hasard si elle terrifiait Hitler, et qu’il voulait à tout prix la faire disparaître pour laisser jaillir les forces animales de l’homme, ses pulsions et sa bestialité. Le Juif représentait cette conscience sur terre, Hitler le savait, et en les éliminant, il débarrassait le monde de cette conscience bien encombrante.
Deux hommes, Nagar et Eichmann, se croiseront quelques mois en une fresque presque biblique: Jacob et Esaü réunis en huis clos dans la prison israélienne de Ramla !
La Providence ne pouvait pas choisir de meilleur homme pour appliquer la sentence de mort : Nagar, l’homme qui allait exécuter Eichmann allait le faire sans passion et sans haine, sans vengeance personnelle, sans goût du sang, si loin des instincts de nos bourreaux et de leurs abominables exactions. Un Juif qui n’aurait levé la main sur aucune créature de ce monde.
En un mot, un Juif à l’écoute de sa conscience.