Elle a un visage à la Modigliani, mais avec quelque chose de légèrement tourmenté ; on décèle une inquiétude sur son front qui se plisse à l’évocation de certains passages de sa terrible expérience. L’ovale de son visage est entouré de longs cheveux auburn bouclés, qui tombent en cascade sur ses épaules, sans être diligemment coiffés.

Pas un brin de maquillage sur ses yeux à la douce teinte gris-vert, qui d'ailleurs n'en ont pas besoin.

C’est certainement une « intellectuelle », pour donner si peu d’importance à son apparence, qui pourtant renferme un haut potentiel esthétique.

Elle raconte en six minutes le moment le plus dramatique de sa vie. Elle doit s’interrompre à certains passages, et ses yeux prennent une expression lointaine, grave, car elle revit les événements passés : sa voix change alors de tonalité, s’enroue, elle fait une pause, reprend son souffle. Quelque chose l’étouffe dans sa gorge.

En recherche d’une Prière

Mikhal Lewinson, du Kibboutz Kfar Aza, la trentaine, revient de loin.

Cette jeune femme, qui a grandi comme toute Kibboutznikit, sans aucune éducation religieuse, (presque sans aucune éducation juive…), nous donne dans son témoignage un cours magistral de ce qu’est une PRIÈRE.

Émanant de nos entrailles, de notre chair, pas moins que de notre âme, la fila s’impose à nous, alors qu’acculés à un péril imminent, touchant le fond du désespoir, voyant notre vie vaciller, il ne nous reste qu’elle. La prière, inutile et illogique pour certains tant que la vie suit son cours, devient soudain, lorsque le sol se dérobe sous nos pieds, impérative.

Elle déchire le réel, aussi menaçant soit-il, pour appeler LE SEUL qui puisse répondre.

Écoutons Mikhal raconter son 7 octobre :

« … Durant toutes les heures de cette attaque, seule, dans mon abri, j’en suis arrivée à un point où j’ai ressenti comme… comme la dissolution de mon âme, sa désintégration de mon corps.

Jusque-là, plus ou moins je contrôlais, je parvenais à fonctionner, le danger étant encore loin ; mais doucement, le péril s’est rapproché, jusqu’à ce qu’il soit excessivement présent, et finalement jusqu’à ce qu’il soit LÀ.

C’est Ma Prière…C’est Ma Prière…

J’ai senti alors que j’étais complètement "exposée", et que la pièce blindée dans laquelle je me trouvais ne me protégeait plus. 

Ce fut le moment critique où je me suis dit : "Maintenant, je cherche une prière. Je cherche une prière à dire, car je suis obligée de me venir en aide à cet instant où je sens que je vais me briser, où je suis en train de me perdre moi-même."

Mikhal continue :

« J’avais encore mon téléphone à ce moment, et j’ai commencé à chercher des Téfilot. La maman d’un ami est une femme religieuse, et je l’ai appelée lui demandant de me trouver quelque chose où je m’adresserais à D.ieu au féminin (sourire) : à cet instant, j’étais très précise dans ma requête, et j’ai senti que c’était de cela dont j’avais besoin. On a cherché dans Chir Hachirim, « le Cantique des Cantiques », mais je n’ai pas trouvé. Puis j’ai dit « Chéma' Israël », mais je n'arrivais pas à me relier.

Dans le « civil », je fais partie d’une chorale, et j’ai une compilation de chants religieux dans mon iPhone ; j’ai vite feuilleté et je suis tombée sur « Chir Hama'alot », le psaume 130, qui commence par : 

« Des profondeurs, je T’ai appelé… Mon D.ieu, écoute ma voix », mais bien sûr, le texte n’est pas au féminin. Eh bien, je l’ai changé, avec la terminaison féminine, et je l’ai dit en boucle ; encore une fois « Des profondeurs, je T’appelle, Mon D.ieu, écoute ma voix, que Tes oreilles entendent mes supplications » encore, et encore, et encore…

Et en prononçant les mots – Mikhal soupire profondément et dit en aparté : cette sensation à nouveau maintenant en vous parlant m’envahit – j’ai senti un soulagement, même si j’étais concrètement encore dans l’abîme ; la description des versets était tellement exacte, les mots collaient si justement à mon vécu du moment, à ce positionnement de vulnérabilité totale, de fond que je touchais, que j’ai senti que je passais d’une situation de désagrégation de moi à un retour à mes forces. 

Je les retrouvais, je les réintégrais.

C’est Ma Prière…

Je tremblais, j’avais encore peur, mais je revenais à moi.

Juste avant, j’étais… – long soupir, puis Mikhal se reprend –  dans un océan, et je me noyais ; pas de rives, personne, j’étais seule, et cette prière, ce fut comme si on m’avait jeté une bouée de sauvetage de nulle part ; je pouvais à nouveau respirer, mettre ma tête au-dessus de l’eau. J’étais toujours seule, et il y avait des requins, mais je m’agrippais à la bouée  – elle fait le geste de s’accrocher –  et je pouvais respirer.

Il s’est passé à ce moment quelque chose de miraculeux, de mon point de vue – profonde inspiration – j’ai été inondée de toutes parts de Compassion, de Bien, et cela m’a apaisée.

Et cette "chose" m’accompagne.

Il y avait d’un côté ce mal absolu, cette cruauté sans bornes, et de l’autre côté, ce Bien, ce 'Hessed qui m’a enveloppée et qui était aussi là-bas. »

C’est Ma Prière…

Mikhal termine son témoignage.
Cette intensité de prière se découvre en général dans une situation extrême. Comme la maman de l’otage Ori Meguidesh, qui en faisant la Hafrachat 'Halla – le prélèvement de la pâte – pour la libération de son enfant, touche ses limites et élève son offrande jusqu’à Lui.

C’est Ma Prière…C’est Ma Prière…

La Téfila devient alors l’unique relais entre moi, humain, fini, impuissant, et l’Éternel, qui peut tout.


Les Sages de la Grande Assemblée ont compilé la prière telle qu’elle se trouve dans nos livres, nos Siddourim. Comme sur des rails, nous nous y ajustons et elle nous guide pour L’implorer. 

Mais parfois, et ce sont alors les prières de feu, l’armature de base littéralement éclate sous la pression de la quête ; qu’importe alors l’ordre des mots, la langue utilisée, hébreu, français, chinois, c’est l’âme qui supplie et perce les Cieux.

Osons nous aussi une prière, à notre mesure, insignifiante et pourtant grandiose, puisque venant d’une créature, pour ce mois d'Eloul qui s’ouvre devant nous :

"Mon D.ieu, donne nous cette proximité avec Toi, mais sans l’effroi et la menace, uniquement dans la douceur et la sérénité.

Amen.