Il est des clins d’oeil de la Providence Divine qui ne peuvent laisser indifférent. Alors que nous nous apprêtons à célébrer la fête de Shavouot, nous abordons dans le cycle du Daf Hayomi (étude quotidienne d’une page du Talmud, Traité Shabat 86, 87, 88) des pages consacrées précisément au don de la Torah. Tout se passe comme si l’Eternel voulait nous rappeler que l’étude de la Torah écrite était indissociable de la Torah orale. Pour comprendre la première, il faut étudier la seconde.
Or, la fête de Shavouot, peut-être encore plus que les autres fêtes, porte en elle ce témoignage: elle intervient à l’issue des 49 jours du Omer mais elle n’a pas de date calendaire fixe mentionnée explicitement dans la Torah écrite, ni même de mitsva ou de coutume emblématique. Sa profondeur ne se laisse saisir que par l’étude de la Torah orale et notamment de ces fameuses pages où nous mène “par hasard” ces jours-ci le Daf Hayomi.
Parmi les sujets évoqués dans ces pages du Talmud, figure une longue discussion sur les jours qui ont précédé le don de la Torah et qui sont appelés “Yemei Ha-Agbala”, “les jours de limitation”, de séparation, ou pour reprendre un terme qui nous est désormais familier “de confinement”.
Ces jours font l’objet d’une controverse entre les Sages de la Guemara pour savoir quel a été le calendrier exact et le nombre précis de ces jours. Toujours est-il que les enfants d’Israël avaient reçu le commandement de se “sanctifier” les jours qui précédaient le don de la Torah, de veiller à leur pureté rituelle, et de marquer une certaine distanciation avec le Har Sinaï, la montagne que devait gravir Moshé Rabenou afin de recevoir la Torah. A cet égard, des barrières avaient été placées autour de la montagne afin d’empêcher tout contact.
Ce cérémonial qui devait avoir lieu préalablement au don de la Torah était porteur d’enseignements profonds, notamment au sujet de la notion complexe de “kedousha” “sainteté”, et représentait la condition sine qua non pour recevoir la Torah.
La Torah incarne la “sainteté” par excellence, c’est-à-dire un domaine radicalement “séparé” de l’ordre de la nature ou des instincts humains. La sainteté peut-être définie comme une capacité à établir des distinctions, des séparations, des limites, et notamment, comme l’enseigne Rashi dans la sidra de Kedoshim (Levitique, ch. 19), dans les relations entre les hommes et les femmes. Mais la sainteté peut aussi désigner une capacité à domestiquer ses instincts, ses paroles, ses pensées et ses actes afin de leur donner un sens spirituel.
La sainteté apparaît finalement chaque fois que l’homme est capable de mettre une limite à sa quête de puissance, de maîtrise et de jouissance. Lorsqu’il parvient à se mettre en retrait, à laisser un espace vide qui échappe à sa maîtrise, l’homme est sur la voie de la sainteté.
La sainteté, à l’échelle de l’homme, peut être définie comme l’espace vide que l’homme laisse pour D.ieu dans sa vie, à l’image de l’espace vide que D.ieu a laissé à l’homme lors de Sa “contraction”, Son “tsimtsum” (cf. R. J. Sacks).
La sainteté incarnée dans le temps se trouve bien sûr dans le Shabat, un temps où l’homme renonce à son activité “créatrice”, “productrice”. La sainteté incarnée dans l’espace se trouve dans le Beth Hamikdash. On raconte à cet égard la grande surprise de l’empereur romain Pompée lorsqu’il pénétra dans le Kodesh Hakodashim, après le siège de Jérusalem. Il était persuadé qu’il y trouverait tous les supports du culte des Juifs. Il y trouva un espace vide.
Enfin, la sainteté portée par l’homme se manifeste lorsqu’il se met en retrait, qu’il observe une retenue dans sa parole ou dans ses actes, et bien sûr lorsqu’il accomplit les mitsvot, qui sont autant de points d’ancrage du spirituel dans le matériel.
La sainteté désigne finalement un espace intermédiaire, qui n’est ni humain, ni divin, mais un espace “tiers” qui opère la synthèse entre les deux..
C’est peut-être ainsi que l’on peut comprendre ce passage étonnant du Talmud qui mentionne l’enseignement d’un Maître venu de Galilée au sujet du chiffre “3” : “Béni soit le Tout-Puissant, qui a donné trois parties à la Torah : Torah, Prophètes et Hagiographes, à une nation répartie en trois niveaux : Prêtres, Lévites et Israélites, par l'intermédiaire d'un troisième-né : Moïse, qui a suivi Aaron et Myriam dans l'ordre de naissance, le troisième jour de la séparation, au troisième mois : Sivan.” (Traité Shabat 88a)
La sainteté qui émane de la Torah se caractérise ainsi dans le refus du dualisme, des choix binaires, et du manichéisme qui simplifient à outrance les subtilités de la vie. L’homme est invité à porter un regard plus profond et exigeant sur la réalité qui l’entoure pour percevoir non seulement le bien et le mal, mais le plus souvent, des zones “grises” qui nécessitent une analyse fine et délicate. Il ne lui est pas demandé non plus de choisir entre le monde matériel, et le monde spirituel mais plutôt d’opérer une synthèse entre le deux, grâce une dialectique subtile qui fait alterner des mouvements d’affirmation de soi, et des mouvements de retrait et de silence.
C’était probablement là une des leçons qu’il fallait enseigner aux enfants d’Israël avant de recevoir la Torah. Ils devaient observer trois jours de séparation dans lesquels ils vivraient cet état intermédiaire, ce “tiers-état” pourrait-on dire : entre le ciel et la terre, au pied de la montagne mais sans pouvoir la toucher, dans l’unité du peuple mais avec une distanciation sociale entre les hommes et les femmes.
Ces trois jours de séparation consacraient ainsi un espace “hors du temps”, “confiné” qui obligeait chacun à se préparer au moment exceptionnel qui allait se dérouler devant eux. La sainteté n’est possible qu’à ce prix : celui du retour sur soi, et de la séparation avec l’activité productrice, de maîtrise et de plaisir qui enivre l’homme.
Chacun l’aura compris, cette réflexion prend un relief particulier cette année où nous vivons nous-même un confinement et observons une distanciation sociale avec notre entourage.
Cette situation nous oblige à marquer un temps d’arrêt propice aux nouvelles résolutions entravées par notre activité quotidienne qui nous éloigne parfois des véritables enjeux de nos vies. En effet, nos vies se déroulent naturellement sans laisser parfois la place à l’introspection et au travail de construction intérieure.
Rappelons-nous ces beaux vers de Lamartine qui déplorait son incapacité à interrompre le cours du temps pour saisir les moments d'exception :
“Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?” (Le lac,Lamartine)
Notre tradition nous invite à “jeter l’ancre” en ménageant dans le cours de nos vies des espaces de retrait, et de retenue qui rendent possible cette dialectique entre le matériel et le spirituel. C’est ainsi que nous parviendrons à percevoir et faire vivre avec plus d’intensité la Présence Divine qui nous accompagne au quotidien de manière discrète mais essentielle.
La fête de Shavouot a vocation précisément à rappeler à chacun d’entre nous ce lien indéfectible qui nous unit à l’Eternel, l’amour infini que le Maître du monde nous porte, et le merveilleux cadeau qu’Il a remis entre nos mains : la Torah.
Puisse l’Eternel apporter la refoua shelema à tous les malades et nous permettre de progresser chacun à notre niveau dans la voie de la Torah, des mitsvot et des belles qualités de coeur et de bonté.