Le lecteur moderne peut être surpris et dérouté par La lecture de la Paracha de Tazri’a tant les thèmes qui y sont développés nous semblent étrangers. En effet, notre texte s’ouvre sur l’impureté rituelle d’une femme qui vient d’accoucher et il se poursuit sur une longue description d’une affection de peau inédite qui n’existe plus à notre époque. Et pourtant, comme toujours, ce qui est en jeu dans notre Paracha est d’une actualité aigue et, même si les contextes sont différents, notre texte nous dévoile des secrets sur la nature humaine que nous gagnerions à méditer avec soin.
Intéressons-nous en premier lieu à cette fameuse affection de la peau évoquée dans notre Paracha : la « Tsara’at » traduite par « lèpre » et qui se manifestait par des tâches blanches qui apparaissaient sur la peau des « malades » et pouvaient s’étendre sur l’ensemble du corps.
Les maîtres du Talmud (Erkhin, 16b) nous enseignent que ces affections de peau pouvaient avoir différentes origines : calomnie, meurtre, parjure, débauche, orgueil, jalousie, et vol. Nous comprenons donc que ces affections ne relèvent pas de pathologies du corps, mais davantage de pathologies de l’âme qui trouvent une expression, une manifestation dans le corps, à l’image, quoique différentes, des maladies qualifiées à notre époque de « psycho-somatiques » (R. E. Smilevitch). Voilà pourquoi, le thérapeute approprié n’est pas le médecin mais le prêtre, médecin de l’âme.
Aussi, au-delà de la première lecture littérale du texte, il est possible de trouver dans la procédure décrite dans notre Paracha des enseignements moraux très profonds.
Bien que le Talmud mentionne plusieurs origines possibles pour cette « lèpre », notre tradition a surtout retenu celle de la médisance, ou « Lachone Hara’ ». Cette dernière se caractérise par un discours péjoratif sur autrui, peu importe qu’il soit vrai ou faux, qui va contribuer à diminuer l’estime que les autres lui portent. Un tel discours pourrait être justifié s’il visait « un but constructif » c’est-à-dire à protéger le destinataire d’un danger auquel il s’exposerait avec une personne malveillante, s’il permettait de rétablir la paix, ou encore de mettre fin à une querelle. Mais lorsque l’on évoque le « Lachone Hara’ », on évoque un discours qui ne peut prétendre poursuivre un tel objectif, on relate simplement un évènement qui va écorner l’image d’un autre individu.
Notre Paracha décrit donc les conséquences d’un tel discours au niveau individuel. Au-delà de l’affection de la peau, celui qui est atteint de la lèpre ne peut plus vivre en société, il en est expulsé par le prêtre, et son « impureté » le confine dans une sorte de quarantaine. Sa réintégration dans la société est suspendue à l’appréciation du prêtre qui observe simplement avec ses yeux l’évolution de la plaie et décide si le « malade » est guéri ou non, et s’il peut retrouver son rang dans la société parmi ses pairs.
Nos Sages voient dans cette procédure l’illustration du principe « Midda Kénéguèd Midda » « mesure pour mesure ». Le coupable est puni de la même manière qu’il a fauté. En effet, en proférant un discours médisant sur autrui, il a contribué à diminuer l’estime que les autres lui portent, et à l’isoler du reste de la société. Aussi, devra-t-il subir lui-même l’isolement du reste de ses pairs afin de comprendre la rudesse de cette épreuve et le désarroi de se sentir diminué voire humilié aux yeux des autres hommes.
De même, sa réintégration dépend de l’observation du Cohen, qui d’un « coup d’œil » décide s’il est guéri ou non. Cela lui rappelle l’importance de porter un regard favorable, un « bon œil » sur autrui. Son sort est à présent suspendu au regard favorable du prêtre !
A travers cette Paracha, la Torah cherche donc à alerter l’homme sur l’importance de sa relation à autrui, et la nécessité de juger son prochain favorablement. Cette leçon est effectivement importante, mais méritait-elle une voire deux Paracha si l’on compte celle de la semaine prochaine ? Ne pouvait-on pas résumer ce principe plus simplement ? La Torah choisit ce qu’elle développe en détail, et ce qu’elle évoque de manière lapidaire laissant le soin aux hommes d’en tirer toutes les conséquences par eux-mêmes.
Si la Torah a choisi de consacrer plusieurs chapitres à cette question, c’est qu’elle met en jeu des questions fondamentales relatives à la nature humaine et qu’elle nous livre des secrets qu’il était nécessaire d’évoquer en détail. La Torah est une « Torah de vie » « Torat ‘Haïm », tout ce qui est porteur de vitalité pour l’homme, tout ce qui concourt à renforcer sa force vitale et spirituelle, doit être décrit, détaillé, précisé afin que l’homme en tire toutes les conséquences.
Or, la parole d’un homme ne relève pas simplement d’une articulation spontanée de mots qui traduisent une pensée accidentelle, elle met en jeu son identité profonde et son lien avec D. En effet, nos Sages nous disent, dans les premiers versets de la Genèse, que l’homme a trouvé la vie lorsque D.ieu a insufflé en lui un souffle de vie, et Onkelos, un célèbre traducteur de la Torah, nous précise que c’est ce même souffle qui a donné la parole à l’homme. Vie et parole sont donc intrinsèquement liées.
La première implication de ce constat est que lorsque l’homme parle, il fait usage d’un don de D.ieu. Aussi doit-il veiller à en faire le meilleur usage possible, et ne pas souiller sa parole avec des propos inconvenants, grossiers, ou médisants. Le raffinement de la parole est le témoin d’un raffinement de l’âme. Plus l’homme s’efforce de travailler dans ce sens, de choisir ses mots avec soin, de les peser, les soupeser, de renoncer à certaines phrases « croustillantes », plus il raffine son âme. Il n’est pas rare de constater que lorsque l’on entend un discours sage, apaisé, mesuré, on ressent une harmonie intérieure. Et, inversement, lorsque l’on entend des paroles emportées, irréfléchies, familières, on ressent une forme de malaise intérieure.
La deuxième implication est que la parole est porteuse d’une énergie vitale pour celui qui parle comme pour le destinataire de la parole. Et c’est précisément sur ce point que la Torah veut attirer notre attention. Elle nous rappelle que les mots que nous employons sont le reflet de l’orientation de notre pensée, du regard que nous portons sur le monde et, bien souvent, de notre foi, notre confiance dans la providence divine. Non seulement, notre parole en est le reflet, mais elle détermine également l’atmosphère spirituelle dans laquelle nous allons évoluer. Lorsque l’homme s’efforce de développer un langage positif et empreint de sollicitude envers autrui, il accroit sa vitalité et il renforce celle de ses proches. Il fait souffler un vent d’optimisme, de créativité, et d’imagination. Il tisse des liens d’amitié encore plus forts avec son entourage et parvient à briser les incompréhensions que l’indifférence ou la méfiance génèrent.
L’homme est invité à dépasser les anicroches du quotidien qui sont susceptibles de le décevoir, et à viser en permanence « le grand jeu de la vie ». Quels que soient les défauts d’autrui, ses inconséquences, cela ne doit pas altérer le lien que j’ai vocation à renforcer à chaque instant avec D.ieu. Dans cette perspective, autrui n’est pas un rival, mais un partenaire car, lui comme moi, nous sommes dépositaires d’une étincelle divine qui nous donne la vie et nous relie au Tout Puissant. Lui comme moi, nous avons vocation à nourrir cette étincelle afin qu’elle devienne une belle flamme susceptible d’éclaire et de réchauffer les hommes et le monde. Son échec dans cette aventure est le mien, et la réussite ne peut être collective.
« L’enfer c’est les autres » disait Jean-Paul Sartre, et de fait l’enfer commence lorsque je vois mon prochain comme « autre », comme irrémédiablement différent. Il ne s’agit pas de nier l’altérité, et les spécificités de chaque individu. Le judaïsme est traversé par la nécessité de faire des distinctions, et de respecter chacun dans son particularisme. Mais la richesse authentique nait de la capacité de chacun à s’enrichir des spécificités de son prochain, et à rechercher l’étincelle divine dont il est porteur.
Là n’est pas l’ambition de la Torah. Chaque homme que la destinée met sur ma route est avant tout « mon prochain ». J’ai une responsabilité à son égard, de même que lui il a une à mon endroit. Ensemble, nous pouvons devenir meilleurs, nous pouvons nous soutenir, progresser et contribuer à améliorer le monde. Nul homme n’est parfait, et il est normal de trouver des défauts chez son prochain. En revanche, il est anormal d’enfermer autrui dans ses défauts. La vie est une quête de perfectibilité pour chacun d’entre nous, et le judaïsme se caractérise par la capacité à revenir sur ses fautes, à les corriger et même les effacer.
Les hommes se perçoivent comme des rivaux alors qu’ils sont des compagnons. Ils ont le sentiment d’exister dans la rivalité alors qu’en réalité celle-ci les atrophie, elle les empêche de puiser dans la relation à l’autre une opportunité de grandir.
Mais, peut-on prendre sur soi d’élever tous les hommes qui sont sur notre route ? On a déjà du mal à trouver le temps pour construire notre famille, éduquer nos enfants !
L’objection est juste. Elle trouve peut-être sa réponse dans notre Paracha : « Commence par des paroles ! » mais des « bonnes paroles », contente-toi d’encourager ton prochain, de l’aider, le conseiller avec soin, et de lui témoigner ton affection et ta sollicitude. Ainsi, avec l’aide d’Hachem, tu développeras ta force vitale et celle de tes proches !