La paracha de Ki Tissa est particulièrement riche en enseignements, elle retrace notamment des événements restés tristement célèbres dans l’histoire juive, à commencer par l’épisode du veau d’or, la brisure des tables de la loi, et le don des deuxièmes tables.
Bien que cette section de la Torah semble opérer une parenthèse dans le récit de la construction du mishkan, elle continue de l’évoquer dans le chapitre 31 en mentionnant notamment les qualités requises de la part de Betsalel et Aholiav pour bâtir le mishkan, le sanctuaire. Voici les mots de notre texte « Vois, j’ai désigné expressément Beçalêl, fils d’Ouri, fils de Hour, de la tribu de Juda, et je l’ai rempli d’une inspiration divine, de sagesse (Hokhma), d’intelligence (Tevouna), de connaissance (Da’at), et d’aptitude pour tous les arts. […]. De plus, je lui ai adjoint Oholiab, fils d’Ahisamak, de la tribu de Dan ainsi que d’autres esprits industrieux que j’ai doués d’habileté. Ils exécuteront tout ce que je t’ai prescrit ».
En quelques lignes, la Torah nous présente sa conception de l’intelligence et de la sagesse. Elle opère tout d’abord des distinctions entre différents types « d’intelligence ». Tout d’abord, la « ‘Hokhma » désigne la sagesse que l’on a reçue d’autrui et que l’on apprise à partir d’une source externe ; ensuite, la « tevouna » ou « bina » désigne la faculté de comprendre une notion à partir de sa propre intelligence grâce au raisonnement et à l’analyse, et enfin, le « da’at », la « connaissance » assimilée par Rachi au « roua’h hakodesh », « l’esprit saint » (Rav E. Munk).
Ce sont donc trois niveaux complémentaires d’intelligence que nous présente la Torah et que l’on pourrait désigner ainsi : la connaissance livresque, le raisonnement autonome, et l’intuition.
C’est précisément parce qu’ils possédaient ces trois formes d’intelligence que Betsalel et Aholiav ont été choisis pour bâtir le sanctuaire. Ils incarnent les formes les plus élevées de l’intelligence humaine. En outre nos Sages nous disent qu’ils avaient une compréhension exceptionnelle des secrets qui avaient présidé à la création du monde. « Betsalel connaissait les lettres par lesquelles le ciel et la terre ont été créés » (Talmud Berakhot 55). Cette connaissance intime de la création du monde le qualifiait d’office pour diriger la création du sanctuaire qui a vocation à être un « microcosme », un petit monde.
Mais ce n’est pas tout. Betsalel et Aholiav possédaient une autre forme de sagesse : la sagesse du cœur, selon la belle expression de la Torah, ils étaient « ‘hakham lev », ils possédaient « un cœur intelligent » (titre d’un ouvrage d’Alain Finkielkraut).
A travers cette formule emblématique, notre tradition nous propose de réconcilier deux dimensions de la nature humaine régulièrement opposées dans la pensée occidentale : l’esprit et le cœur. L’esprit analyse, dissèque, raisonne, alors que le cœur ressent, s’émeut ou s’indigne. L’esprit est froid, le cœur est chaud. Comment réconcilier ces deux dimensions ? Comment développer un « cœur intelligent » ?
Le cœur est tout d’abord le siège des émotions, de la sensibilité, et de la générosité. Il permet de s’ouvrir à autrui, de ressentir ses besoins et de lui apporter le soutien et l’aide dont il a besoin. Toutefois, ce qui fait la grandeur du cœur peut aussi faire sa faiblesse : sa spontanéité peut parfois réduire son champ d’analyse à une approche binaire de la réalité entre le bien et le mal. Or, bien souvent, les réalités humaines sont plus complexes, les responsabilités partagées. Il existe des zones grises où se mêlent le bien et le mal qui échappent au cœur. Aussi, la Torah nous recommande de développer un cœur intelligent, c’est-à-dire un cœur qui, d’une part, ne suit pas aveuglément ses passions, et qui, d’autre part, est susceptible d’appréhender ces zones grises où se mêlent le bien et le mal, et d’y apporter les réponses adéquates. Il ne s’agit pas de dénaturer le cœur, mais plutôt de conserver ses mérites : la spontanéité, l’empathie avec autrui, la générosité tout en tenant compte des écueils qui menacent une bonté excessive et démesurée.
Prenons l’exemple de la tsedaka, la justice sociale que l’on assimile parfois à la « charité ». Le cœur peut inciter l’homme à répondre immédiatement aux besoins de son prochain afin de le soulager de sa souffrance, et alléger son sentiment de responsabilité. Un « cœur intelligent » cherchera certes à soulager sa souffrance immédiatement sans tergiverser, mais il essaiera aussi, dans la mesure du possible, de lui donner les moyens de son autonomie future, en lui trouvant un emploi, en lui recommandant une formation adaptée…Une bonté excessive et démesurée pourrait contribuer à rendre l’indigent dépendant de son bienfaiteur et le maintenir dans un système d’assistanat permanent.
Mais, il existe également une deuxième distinction entre l’esprit et le cœur. En effet, ils sont régulièrement opposés dans notre tradition car ils désignent deux modes de relation à la sagesse.
La sagesse de l’esprit est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Elle est louable et indispensable à toute progression spirituelle. Elle consiste, comme nous le dit Rachi, à acquérir une connaissance extérieure dans les livres ou par l’intermédiaire d’un maître. Mais cette connaissance reste localisée au niveau du « sekhel », de l’esprit. Elle n’oblige pas l’homme, elle n’innerve pas son corps et ne préside pas à ses décisions. L’homme peut acquérir la sagesse comme un objet de connaissance, mais il n’est pas pour autant « Sage ».
Cette nuance est fondamentale dans notre tradition, elle est un des enjeux fondamentaux de la vie : faire de sa connaissance théorique une réalité concrète.
Cette distinction est exprimée de manière très claire dans ce verset « Tu sauras à présent (Veyada’ta hayom), et tu l’imprimeras dans ton cœur (Vahashévota el levavekha), que l'Éternel seul est Dieu, dans le ciel en haut comme ici-bas sur la terre, qu'il n'en est point d'autres ! » (Deutéronome, 4. 39). « Savoir » est une chose, « l’intégrer dans son cœur » est autre chose (Rav Rozenberg, Vayaqel 5771).
L’esprit n’a pas de difficulté à concevoir ce qui « doit » être fait, en revanche le cœur, siège des passions, ne se résoud pas être un simple exécutant. Il confronte l’homme au dilemme bien connu entre « je dois » et « je veux ». Or, il s’agit d’un combat à armes inégales, car, en fin de compte, le « je veux » finit bien souvent par triompher.
Le travail du « cœur intelligent » consiste précisément à faire de la connaissance théorique une réalité émotionnelle qui gouverne mes décisions et préside à mes actions. Il s’agit de transformer le postulat « je dois » en un « je veux ». Une telle alchimie est le fruit d’une construction intérieure à travers laquelle l’homme renforce sa volonté et son désir de faire ce qu’il doit.
Prenons un exemple. L’homme sait qu’il doit se rendre à la synagogue pour prier, mais il a envie de prolonger son sommeil et de se reposer davantage. Il doit aller à la synagogue mais il veut en réalité dormir. Pour rééquilibrer ce combat inégal, l’homme doit travailler sa volonté d’aller à la synagogue, il doit le désirer, visualiser le bien-être qu’il ressent lorsqu’il ressort de sa prière avec le sentiment du devoir accompli, prêt à attaquer sa nouvelle journée. Il pourra alors substituer au combat « je veux » / « je dois », un combat plus équilibré entre deux formes de « Je veux ».
Rabbi Israel Salanter aimait à dire qu’il est plus facile d’apprendre tout le Talmud que de modifier un seul de ses défauts. Tant qu’il s’agit de demeurer dans le pré-carré confortable de la théorie, l’esprit humain peut aller très loin et comprendre des notions très fines et complexes. En revanche, dès qu’il s’agit de passer à la pratique, et de mettre en cohérence ses actes avec ses convictions, l’homme connait davantage de difficultés.
Nul n’est dispensé de cet effort de construction intérieure qui est le devoir de chaque homme, quel que soit son niveau spirituel de départ. C’est là le sens du choix de Betsalel et d’Aholiav qui appartenait pour le premier à la tribu la plus prestigieuse de « Yehouda » alors que le second appartenait à la plus modeste de « Dan ». Pourtant, ils sont parvenus tous deux à ce niveau de « sagesse du cœur » qui est la forme d’intelligence la plus élevée. Cette qualité ne se transmet pas par héritage tout comme elle ne connait pas de passe-droit, elle repose sur ceux qui la recherchent, la désirent, et la conquièrent par leur mérite.
A travers cet appel à développer un « cœur sage », la Torah nous exhorte donc à créer une unité dans notre vie, entre notre esprit et notre cœur, nos convictions et nos désirs, à « être à l’intérieur comme à l’extérieur » « tokho kebaro ».